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Philippe Bootz


De Baudot à Transitoire Observable :
les approches sémiotiques en littérature numérique.

 

Avant-Propos.

Un nouveau regroupement d'auteurs et d'artistes numériques, nommé Transitoire Observable, s'est récemment créé en France. Impulsé par Alexandre Gherban et au regard du travail d'analyse théorique que j'avais entrepris depuis 1996, Alexandre Gherban, Tibor Papp et moi-même l'avons lancé en février 2003. Nous avons depuis été rejoints par plusieurs auteurs ou artistes : Jean-Pierre Balpe, Philippe Castellin, Patrick Burgaud, Xavier Leton, Wilton Azevedo, Antoine Schmitt, Michel Brett, Louis Bec, Ambroise Barras. Certains de leurs écrits ou de leurs œuvres sont accessibles via le site du collectif : http://transtoireobs.free.fr.
Je me propose de présenter ici l'évolution des conceptions qui ont parcouru en Europe, et plus particulièrement en France, la littérature informatique et qui permettent de comprendre la dynamique sur laquelle s'appuient les auteurs de ce regroupement. Je montrerai notamment comment elle s'est développée en tant que littérature axée sur le dispositif. Une démarche axée sur le dispositif utilise comme signe toutes les parties du dispositif de communication par l'œuvre entre le lecteur et le public. Elle s'oppose en cela à une démarche axée sur la forme qui ne travaille que les seuls signes présents dans l'événement perceptif proposé à la lecture. Plus spécialement, je montrerai que la littérature numérique, ou littérature électronique programmée, a peu à peu transformé l'acte de lecture en signe interne à l'œuvre, et ce de plusieurs façons, modifiant du coup le traitement sémiotique des signes perceptibles, et notamment linguistiques, dans le sens de l'intersémiotique.
Dans ce contexte, le programme lui-même acquiert peu à peu valeur de signe de l'œuvre, au même titre que les signes observables. On s'oriente alors vers un rapprochement avec ce qu'on nomme aujourd'hui en arts électroniques le software art, sans toutefois totalement le rejoindre. C'est pour cette raison que Transitoire Observable, bien que créé dans la logique du développement des formes poétiques programmées, comprend des artistes non impliqués par le texte ou la langue.

1 Évolution des conceptions.
1. 1 Contribution des pionniers du champ.


Les premiers rapprochements entre littérature et ordinateur remontent à la fin des années cinquante. Elles se sont produites indépendamment en 1959 en Europe, à travers les Stochastische Texte publiés par Théo Lutz dans la revue Augenblick, et aux États-Unis où Brion Gysin compose le poème sonore I am that I am avec l'aide de l'informaticien Ian Sommerville. Dans ces œuvres, l'ordinateur n'est utilisé que comme outil d'aide à la production, dans l'esthétique dominante de la combinatoire. L'auteur se garde la possibilité de réintervenir sur le résultat produit par l'ordinateur, au moins en effectuant un choix, mais surtout, ce résultat est réinvesti dans un média classique (livre ou performance sonore) lors de sa monstration au public. Il n'y a pas lieu, alors, de parler de littérature électronique, même si la coexistence de l'imbécillité machinique et du génie humain pose déjà quelques problèmes culturels qui seront le fer de lance des problématiques qui suivront.
La première conséquence de l'introduction de l'outil informatique est un brouillage de la fonction auteur : qui de la machine ou de l'homme est l'auteur, ou de quoi l'homme est-il l'auteur ? Cette question ne semble pas avoir été posée par les intéressés eux-même mais ressort dans la sphère sociale. Il semble bien que la filiation apparente de l'œuvre à la machine dépasse à l'époque l'horizon d'attente du public. C'est en cela que ces œuvres sont d'avant-garde. L'anecdote la plus symptomatique à ce sujet est sans aucun doute le déboire judiciaire d'une reprise, dans le contexte d'une pièce de théâtre en 1967 à Montréal, du générateur combinatoire certainement le plus emblématique de cette époque, La machine à écrire, créé par Jean Baudot en 1964. Cet épisode rocambolesque, relaté par Michel Lenoble , dans lequel il a été question de mettre l'ordinateur en prison, montre combien cette question est centrale lorsque le scripteur est la machine et non plus l'homme.
Le premier rôle de la machine a donc consisté à dissocier les fonctions de conception et de scriptage traditionnellement dévolues à l'auteur. Cette dissociation fait voler en éclat le concept classique d'auteur, et du coup toute la figure mythique qui lui était associée et oblige à redéfinir la fonction auteur. Cette question est loin d'être triviale ni simplement technique. Elle ne sera d'ailleurs résolue que beaucoup plus tard. Elle nécessite de repenser, au moins, le partage des rôles sur l'ensemble du couple auteur/lecteur, et même, pour aller au fond de la question, de reformuler la distribution des fonctions sur l'ensemble des acteurs du dispositif de communication. Elle implique donc les niveaux technique, psychologique et sémiotique. La nouvelle fonction auteur mettra 10 ans à se construire dans les œuvres et cette construction ne débutera qu'à partir des années 80. Durant cette période, des intuitions théorique sont exprimées, mais il faudra attendre les écrits du milieu des années 90 pour que des auteurs théoriciens l'énoncent clairement, ce que feront Pedro Barbosa dans sa théorie de l'écrit-lecteur, puis Jean-Pierre Balpe dans sa théorie de la méta-écriture et enfin moi-même dans le modèle procédural. Jusqu'en 1982, toute relation entre littérature et informatique entre dans ce moule de la littérature combinatoire assistée. Abraham Moles, dans son ouvrage l'art et l'ordinateur, réalise en 1973 une description très juste de cette esthétique variationnelle qui se retrouve dans tous les arts à cette époque. Le modèle proposé par Moles prend en compte les aspects techniques et sémiotiques du problème mais pas l'aspect psychologique, ce qui lui interdit de décrire de façon pertinente la fonction auteur. Il est dépendant de l'approche communicationnelle fondamentalement héritière de l'approche technicienne de Shannon et Weaver qui prédomine à cette époque en Europe. Son modèle ne permettra pas non plus de décrire les conceptions ultérieures parce que le système qu'il étudie ne prend pas en compte l'existence de deux ordinateurs : celui sur lequel est créée l'œuvre et celui sur lequel elle est lue. En revanche, les autres aspects des œuvres de cette époque, et notamment la conception esthétique de la combinatoire, sont bien décris par son modèle.

1. 2 Les littératures programmées.
1. 2. 1 La programmation comme catastrophe.

À partir du début des années 80, la micro informatique fait son apparition et révolutionne complètement le système de communication. Par elle, l'ordinateur peut être utilisé à des fins de monstration et non seulement comme outil annexe de création. Il peut devenir le média de l'œuvre : la littérature électronique, ou littérature d'un média électronique, est dès lors possible. On sait que tout nouveau média apporte son lot de formes esthétiques nouvelles mais également d'utilisations métaphoriques : quelles sont celles apportées par l'ordinateur ? Tout nouveau média redistribue également les fonctions respectives des acteurs de la communication : y a-t-il redéfinition du rôle du lecteur et de celui de l'auteur ? Les fonctions écriture et lecture sont-elles modifiées ? de nouveaux types d'acteurs interviennent-ils dans le dispositif de communication ? Comment s'en trouve modifié le concept d'œuvre ? Quelle place accordée dans l'œuvre à la simulation de caractéristiques qui font penser que l'œuvre pourrait être transposable dans un autre média (livre infini ou vidéo interactive) ?
Pourtant, dans un premier temps, ce n'est pas cet aspect qui va émerger mais un nouvel élément : l'utilisation de la programmation par les auteurs eux-mêmes. L'ordinateur, bien qu'exclusivement dédié à la bureautique et au traitement de l'information dans le cadre du travail, peut être détourné de son usage par ce qui fait sa spécificité : la programmation. La littérature numérique est née, d'une certaine façon avant même la littérature électronique. On assiste alors à une métamorphose de la condition de l'auteur. Il n'est plus un maître d'œuvre qui dialogue avec un ingénieur, il devient lui-même l'artisan de son œuvre. L'auteur se mue en programmeur. Il s'approprie l'outil de création. Et là où l'imbrication de l'œuvre à la machine posait un malaise, la confusion des rôles technique et créatif en la personne de l'auteur va déclencher une catastrophe.
Pour ces auteurs-programmeurs, le programme ne constitue pas un simple outil, à la façon dont un dessinateur utiliserait une règle pour faire des traits. Ils lui assignent une place particulière à l'intérieur du système de signes qu'ils, ces auteurs, manipulent. L'Écriture, en effet, consiste à manipuler de la langue. Mais, la programmation est une manipulation langagière. Aussi, même si le langage informatique ne se retrouve directement pas au niveau des signes observables à la lecture, il est normal, dès lors, que l'auteur qui le manipule se pose la question de son statut à l'intérieur de l'œuvre. Il ne peut le faire sans redéfinir, en même temps, le rôle que la fonction lecture joue vis-à-vis de ce langage qui lui est invisible, et la nature des interactions qu'entretiennent le programme et les signes perceptibles à l'écran.
Autrement dit, la littérature électronique numérique se doit de redéfinir d'un coup, l'œuvre, les rôles de chaque composante technique ou humaine dans le dispositif de communication et la nature exacte de la sémiotique qui porte ces œuvres. Vaste programme dont nous ne sommes pas près d'avoir fait le tour et qui ne peut, dans un premier temps, se réaliser que dans des démarches axées sur le dispositif. La littérature électronique ne peut se transformer en littérature axée sur la forme qu'après avoir stabilisé et maîtrisé la sémiotique qu'elle utilise. Nous sommes peut-être aujourd'hui arrivé à ce point de basculement. C'est en tout cas ce que nous pensons à Transitoire Observable.

1. 2. 2 La programmation et la question du dispositif.

a) Omni-présence de la programmation.


Ainsi donc, le contexte technique a imposé la question de la programmation en tout premier lieu. Tous les auteurs, depuis le début des années 80 et jusqu'à récemment, doivent passer sous ses fourches caudines et ont eu des démêlés avec elle. La plupart programment avec des langages évolués et généraux. Il n'y eut en effet qu'un seul langage dédié à une utilisation spécifique en création littéraire. Il s'agit de Storyspace, créé en 1985 par Mark Bernstein pour réaliser des hypertextes de fiction et qui sera commercialisé par Eastgate System, société qui diffusera également les œuvres créées avec ce logiciel. Il a notamment été utilisé par Michael Joyce pour réaliser l'œuvre fondatrice de l'hypertexte de fiction américain, Afternoon a Story, dont la première version date de 1985. En revanche, en Europe, les rares hypertextes réalisés sont programmées dans des langages universels. Ainsi, même si la programmation de ces œuvres est en général plus légère que pour les autres voies travaillées à la même époque, elle n'en est pas exclue.
La voie incontestablement la plus développée et la plus ancienne en Europe au début des années 80 est celle du générateur de textes. On le rencontre sous deux formes distinctes : le générateur combinatoire et le générateur automatique balpien.
La première forme est incontestablement la plus souvent pratiquée. En France, Bernard Magne en est son principal représentant, mais la revue sur ordinateur alire a également publié des auteurs de générateurs combinatoires d'autres pays européens. Le poète et le théoricien le plus important en ce domaine est sans nul doute le portugais Pedro Barbosa. Il est le plus ancien chercheur en littérature électronique en Europe et qui réalise en 1992 syntext, un générateur de générateurs combinatoires qui a joué un grand rôle dans l'élaboration par Pedro Barbosa de sa conception et dans la distinction relevée par L.A.I.R.E. entre les différentes natures des algorithmes utilisées en littérature numérique, distinction au fondement de plusieurs approches sémiotiques actuelles détaillées ci-après.
La littérature combinatoire électronique reproduit les mécanismes à l'œuvre dans les œuvres combinatoires de l'Oulipo construites sur des phrases à trou. Il ne semble pas que les autres formes combinatoires explorées par l'Oulipo aient fait l'objet de travaux informatiques particuliers. Il faut certainement voir dans cette particularité le signe d'un décentrage des conceptions. En effet, contrairement aux démarches oulipiennes, le point central travaillé dans les courants de cette époque en littérature numérique n'est pas la nature du texte mais la position et la fonction du lecteur dans le système général de communication par l'œuvre électronique.

b) Un passage du potentiel au virtuel.


En opposition à la conception oulipienne, Pedro Barbosa ne considère pas que toutes les solutions générables seraient équivalentes. Seules celles effectivement générées existent pour un lecteur donné. Les autres ne sont pas potentielles, elles sont purement et simplement rejetées au néant, sans valeur ontologique du tout. Cette conception correspond à un changement radical de point de vue : l'œuvre n'a pas d'existence en soi, elle n'a d'existence que dans une lecture donnée et relativement à un lecteur individualisé. Il y a décentrage du point de focalisation. Le centre du dispositif n'est plus l'œuvre, mais le lecteur, et l'œuvre se trouve en quelque sorte " liée " à lui. Pedro Barbosa appliquera les conséquences de ce décentrage dans sa théorie de l'écrit-lecture en interprétant cette " liaison " de l'œuvre dans une dynamique d'équivalence entre écriture et lecture. Ce décentrage a des conséquences générales sur la conception du texte lu : il n'est plus potentiel mais virtuel au sens de lévy . Dès lors, il y a individuation du lecteur, la collectivité des " lecteurs d'une œuvre " tend à disparaître par ce caractère virtuel, mais cela n'apparaîtra évident qu'avec le générateur automatique balpien, alors qu'elle perdure dans une approche potentielle. La programmation est bien à l'origine de cette double transformation conceptuelle et socio-pragmatique. C'est parce qu'il permet un traitement logique " par délégation " au moment même de la lecture, que le générateur, combinatoire ou automatique, autorise une discrimination entre les versions produites pour un lecteur donné et toutes les autres. Alors que dans le média du livre, une telle discrimination ne s'établit qu'entre les variantes produites par l'auteur et toutes les autres, de sorte que le caractère algorithmique du langage naturel, pointé par Umberto Ecco dans Lector in fabula , y demeure abstrait ; l'œuvre y reste le résultat, intangible et identique pour tous, des manipulations sémiotiques pratiquées par l'auteur.
Ce recentrage sur le lecteur oblige à élaborer une sémiotique plus pragmatique, fondée sur les comportements percepto-cognitifs comme a pu le faire le groupe mu dans son traitement du signe visuel . J'ai pour ma part proposé en 2001 un premier modèle de " texte lié " applicable aux œuvres littéraires électroniques.

c) Les transformations de la fonction lecture.

Mais les conséquences de cette dépendance du texte au lecteur ne s'arrêtent pas à la seule translation du potentiel au virtuel. Jean-Pierre Balpe, fort de sa pratique de la génération automatique, en a tiré d'autres, toujours liées à l'utilisation programmée du média informatique lui-même. Seul auteur, à ma connaissance, à réaliser des générateurs automatiques de textes, il propose une démarche et une réflexion théorique de tout premier ordre en littérature électronique.
Dans sa théorie du méta-auteur , il constate tout d'abord que la partie ontologique de l'œuvre, dans ce décentrage, ne réside plus dans la partie sémiotique observée par le lecteur, partie qui constitue pour ce lecteur le " texte à l'écran ", ou, le plus souvent, " le " texte, et que nous nommerons de façon beaucoup plus générale un " transitoire observable " pour des raisons qui apparaîtront ci-dessous. Nous pouvons définir le transitoire observable comme tout événement sémiotique, multimédia ou non, interactif ou non, se présentant à la lecture.
Jean-Pierre Balpe, constate que le programme constitue la constante de l'œuvre, inaltérée de lecture en lecture, transmise par le dispositif technique, le vecteur de communication entre l'auteur et le lecteur. C'est lui que conçoit l'auteur, c'est lui qui gère le comportement du transitoire observable chez le lecteur. La conception algorithmique repose ainsi sur une perception purement logique du programme conçu comme effecteur en temps différé d'une logique d'écriture. Le programme est conçu comme un simulateur de texte. Par lui, la stratégie sémiotique sur laquelle repose l'existence de tout texte acquiert une réalité matérielle : stratégie et résultat étant déconnectés, les stratégies de surface présentes dans ces résultats que sont les textes générés ne reproduisent pas la véritable stratégie d'écriture matérialisée par le programme. Le transitoire observable, ici, se présente comme un leurre. Il s'agit là d'un cas particulier d'une stratégie d'écriture très largement répandue, que je nommerai dans les années 90 " l'esthétique de la frustration " et qui sera explorée en profondeur par les auteurs de L.A.I.R.E. et d'alire. Dans une telle stratégie, le lecteur est mis en difficulté afin que son acte de lecture lui apparaisse comme signe selon un procédé de décalage comparable au jeu de mot ou à la métaphore. Ce signe prendra différents signifiés selon les auteurs, le plus fréquemment, il est utilisé comme indice de la modification du dispositif littéraire et de la relativité ontologique du transitoire observable. C'est déjà ainsi que Balpe l'utilise dans sa conception du lecteur induite par la méta-écriture. Cette conception n'identifie pas l'œuvre au programme comme n'hésitent pas à le faire les tenants actuels du software art, et plus spécialement en Allemagne, mais il attribue une place particulière et distincte au programme et à l'élément observable sur l'écran du lecteur. Autrement dit, Jean-Pierre Balpe établit une distinction entre la fonction de conception et celle de scripteur traditionnellement conjointes dans la conception classique de l'auteur. Pour lui, la fonction de l'auteur consiste à concevoir des modèles de textes et à en décrire algorithmiquement la logique dans le programme de génération alors que la machine a un rôle de scripteur. Le lecteur, dans ce cas, ne peut plus être assimilé à un auteur puisqu'il ne peut maîtriser la logique du programme. Aucune confusion des rôles n'est plus possible parce que le lecteur n'est pas invité à une réappropriation du résultat de sa lecture dans un acte d'écriture. En revanche, la logique du générateur automatique des années 80-90 autorise la génération de pages-écran qui présentent une cohérence synchronique, cohérence sémiotique sur la surface d'une page-écran, mais pas de cohérence diachronique. La cohérence globale se perd ainsi en cours de lecture. Le générateur automatique permet ainsi de simuler des entités narratives, ce que ne peut pas faire le générateur combinatoire, et permet de mettre en faillite les modalités livresques de lecture d'un écrit narratif. Jean-Pierre Balpe utilise cet échec de lecture pour faire prendre conscience au lecteur de l'influence spécifique du dispositif technique sur la fonction lecture et pour accroître son autonomie par rapport à des mécanismes de construction du sens fondés sur des mécanismes de reconstruction linéaire. C'est ce qu'il nomme le dispositif " chaotique " de lecture spécifiquement engendré par le dispositif qui, selon lui, ne repose plus sur " la téléologie et l'utopie de la maîtrise complète [par le lecteur] mais sur une redéfinition dynamique et permanente de l'ensemble de l'œuvre : une volonté de production ouverte."
Une telle conception rapproche, par sa volonté de lecture ouverte, la littérature algorithmique de l'hypertexte, comme si, derrière ces formes apparemment fort dissemblables, se cachait une unité plus profonde. On peut remarquer que la conception hypertextuelle, tout comme les conceptions génératives, reposent sur des propriétés du dispositif complet de communication par l'œuvre entre un auteur physique et un lecteur physique, dispositif qui prend en compte les différents acteurs et les machines tout autant que les signes observables ou non à la lecture. Il est prévisible, dès lors, que les aspects sémiotiques sur lesquels travailleront les auteurs pourront porter sur tout ou partie de ce dispositif, et non plus seulement sur les seuls signes observables à l'écran, même si, bien entendu, la lecture s'appuie toujours sur les signes observables. Les auteurs élaborent ainsi progressivement ce qu'on pourrait nommer des signes au second ordre. Un peu comme dans les symboles ou la connotation où, pour reprendre la description qu'en donne Barthes, le signifié du signe dénoté devient le signifiant du signe connoté. Ce second ordre est décrit dans certains cas par la théorie de la " double lecture " que j'ai élaborée en 2000 puis pour d'autres par celle de la méta-lecture .

1. 2. 3 La prise en compte des processus physiques.

a) Affirmation du caractère électronique de l'œuvre.


Avant d'en arriver à cette possibilité de sémiotique au second ordre, encore faut-il prendre conscience des caractéristiques physiques du dispositif et des spécificités qu'elles imposent à l'œuvre.
Celles-ci se sont manifestées de façon éclatante avec le développement de la poésie animée programmée qui prend son essor en France lorsqu'en 1988 cinq poètes : Tibor Papp, Claude Maillard, Frédéric Develay, et moi-même, se regroupent au sein de l'équipe L.A.I.R.E. (Lecture, Art, Innovation, Recherche, Écriture). La revue que l'équipe créera dès 1989, alire, regroupera progressivement à partir de 1992 nombre de poètes électroniques de tous les continents et jouera un rôle considérable dans l'évolution des conceptions. On peut effectivement parler de l'apparition d'un " esprit alire " dont Transitoire Observable est l'héritier, la grande majorité des poètes qui en font partie ayant régulièrement publié dans la revue. En regroupant des auteurs de tous horizons et de toutes tendances, alire a montré la réalité de l'unité profonde de la littérature programmée. C'est de cette unité que découle aujourd'hui Transitoire Observable.
Mais avant 1992, alire ne publie que les animations syntaxiques produites par L.A.I.R.E, depuis 1985, date de la première œuvre électronique de Tibor Papp. La première contribution de ces animations est d'imposer la nature écranique de l'événement observable à la lecture. Il n'est plus question ici de sortie imprimante, ni même d'enregistrement vidéo des animations : le caractère électronique (c.a.d. littérature pour écran informatique) de cette poésie est affirmé comme une réalité ontologique de l'œuvre. Dans cette nature écranique, le temps y joue un rôle sémiotique fondamental, notamment syntaxique. Dans cette optique, la page-écran des générateurs et des hypertextes est réinterprétée comme l'état métastable d'un processus dynamique. De façon générale, l'événement, multimédia ou non, qui se présente à la lecture, apparaît comme un état transitoire observable du processus physique de génération que constitue l'exécution du programme. La nature programmée de l'œuvre est tout à fait fondamentale, c'est elle qui assure l'existence d'une nouvelle forme dans laquelle les propriétés esthétiques observées par le lecteur sont gérées par une modélisation appropriée dans le programme. Il ne s'agit donc nullement de produire une simulation de poésie vidéo, l'utilisation de l'écran comme support de lecture n'est pas la seule caractéristique pertinente de cette littérature programmée. Contrairement à la vidéo dans laquelle le produit de l'acte créateur se retrouve sur le support de la réception, en littérature numérique le produit de la création demeure un programme et le support de la réception une image animée. Mais celle-ci n'est que simulacre. Sans la prise en compte de cette distinction fondamentale, souvent exprimée par Tibor Papp, on ne peut comprendre l'obstination des auteurs de L.A.I.R.E. à refuser tout enregistrement vidéo de leurs œuvres.

b) Impact de cette conception.

L.A.I.R.E. ne renie pas la conception balpienne. Elle la déplace et l'extrapole en prenant en compte le caractère physique et non plus seulement logique de la programmation. Elle considère que le processus physique de génération est une composante de l'œuvre, au même titre que son produit observable sur l'écran, et non seulement une logique algorithmique. Cette importance physique du processus est également travaillée dans l'interactivité qui ne se borne plus dans les années 90 à une navigation. Celle-ci peut être une commande de processus observable accomplie par le lecteur. André Vallias, poète brésilien, l'a particulièrement exploité dans son œuvre IO en 1995. pour ma part, dès 1993, à l'occasion de la programmation de l'œuvre passage, j'ai introduit une interactivité en temps différé, qui utilise également des fenêtres temporelles et influe de façon irréversible et parfaitement cohérente l'évolution d'un générateur. Cette irréversibilité persiste même après l'arrêt de la machine. Le poème se souvient des lectures antérieures, d'où le nom de poème à-lecture-unique donné à cette forme particulière. Il s'agit là en quelque sorte d'une anticipation dans un contexte créatif du traçage de l'utilisateur aujourd'hui réalisé sur Internet à l'aide des coockies qui permettent à un site de réagir en fonction des visites antérieures de l'internaute.
La réalité de l'impact du processus physique de génération sur l'œuvre lue s'est particulièrement manifesté dès lors que les performances techniques des ordinateurs de lecture se sont trouvées démultipliées par rapport à celles sur lesquelles avaient été réalisées les oeuvres. On s'est peu à peu rendu compte que le rendu esthétique à l'exécution divergeait de plus en plus du rendu initial, allant parfois jusqu'à dénaturer très fortement le transitoire observable par le lecteur. Une discussion a alors animé L.A.I.R.E . Elle a abouti en 1994 à la reprogrammation, que j'ai réalisée sous forme de générateurs adaptatifs, de l'intégralité des œuvres animées déjà publiées dans alire. Un tel générateur réalise en temps réel des mesures lors de l'exécution, les compare à celles précédemment obtenues sur la machine de l'auteur et modifie en conséquence les paramètres du programme ou la nature des opérations exécutées en cours même de lecture. Un générateur adaptatif asservit en quelque sorte le comportement esthétique du transitoire observable aux possibilités de réalisation matérielle de la machine hôte en fonction d'une méta-logique imposée par l'auteur et fondée sur des critères de cohérence arbitraires, uniquement motivées par ses conceptions esthétiques. Dans cette optique, l'auteur est celui qui établit les règles de cette méta-logique. Il n'est plus seulement auteur d'un modèle de texte, il est également forcé d'être le gestionnaire des contraintes portées sur ce modèle, sans certitude aucune de réussite : il devient " le gestionnaire de la brisure de son projet par la machine ".
Cette reprogrammation traduit un nouveau déplacement des conceptions qui, cette fois, implique l'auteur. Celui-ci n'est plus considéré comme un méta-auteur au sens balpien, le concepteur d'un modèle du transitoire perceptif, un toujours-maître de ce transitoire. Il se trouve au contraire en situation inconfortable de requête. L'auteur demande quelque chose à la machine. Il se trouve confronté, en réalité, à la multitude des intervenants techniques qui l'ont conçue. Ceux-ci agissent de façon détournée dans l'exécution du programme lors de la lecture, soit en imposant des valeurs à des paramètres non gérés par ce programme, comme la vitesse d'exécution des instructions ou de rotation du disque dur, soit en le modifiant à l'exécution par l'intervention inopinée du système d'exploitation. La machine se présente à l'auteur comme un quasi-sujet, métaphore que prend l'implication de ces acteurs techniques distribués sur toute la chaîne matérielle du dispositif. Face à ce quasi-sujet, l'auteur se trouve dans une situation de dépendance comparable à celle du lecteur. Il n'est pas plus libre que lui. Tous deux, dans des formes d'interactivité très différentes avec le dispositif technique, lui formulent des requêtes et reçoivent, parfois, des réponses déroutantes. C'est à l'occasion de cette découverte que la distinction entre les diverses natures d'algorithmes mise en place, incidemment, par Pedro Barbosa, s'avère particulièrement pertinente. Les générateurs automatiques utilisent de façon prépondérante un certain type d'algorithmes et les générateurs adaptatifs un autre. L'équi-utilisation des deux types d'algorithmes participe à l'unité fondamentale actuelle.

c) L'acte de lecture comme signe dans l'œuvre.

Par ailleurs, le travail sur l'interactivité réalisé au sein de L.A.I.R.E. a mis en évidence comment un auteur pouvait transformer l'acte de lecture lui-même en signe à l'intérieur de l'œuvre. Cette transformation a été expérimentée bien avant tout le monde par Jean-Marie Dutey dans deux œuvres majeures que sont Voies de fait publié dans alire 2 en 1989 et les mots et les images publié dans alire 5 en 1991. Si, dans toutes les discussions précédentes, un processus physique est utilisé comme signe au second ordre, il l'est pour l'auteur et non le lecteur. C'est le cas lorsque le fonctionnement du dispositif est interprété dans la conception virtuelle, la méta-écriture ou la génération adaptative. Dutey retourne l'acte de lecture comme signe à destination du lecteur lui-même. Il le fait en inventant l'interactivité de représentation et l'inversion interfacique. L'interactivité de représentation est la représentation symbolique de l'acte de lecture à l'intérieur des signes portés à la lecture. Elle est omni-présente aujourd'hui par le curseur de la souris. Elle est utilisée pour la première fois dans Voies de fait, à l'aide du clavier car la souris n'existe pas encore sur les PC de l'époque. L'inversion interfacique est l'inversion des fonctions du texte et du paratexte. Elle est fondamentalement liée aux propriétés de l'interface graphique et est présente pour la première fois dans une les mots et les images. Dutey parvient, par ces deux procédés, à utiliser l'acte de lecture lui-même comme signe à lire. L'acte de lecture est devenu un signe au second ordre. Ce phénomène recevra dans le modèle procédural que je développe depuis 1996 le nom de " double lecture ". Il est caractéristique du média informatique et a été utilisé de façon quasiment systématique et inconsciente par tous les auteurs, qu'ils soient d'alire ou non, jusque vers 1997. Par exemple, la lecture chaotique de Balpe repose sur un acte de double lecture. Elle est le signifié qu'a pour lui l'acte de lecture. Elle est encore utilisée de façon très particulière dans l'esthétique de la frustration, par exemple chez Patrick Burgaud.
Peu à peu, des auteurs mélangent les genres et favorisent ainsi la prise de conscience des caractères profonds que nous avons mentionnés. La nature hybride de l'œuvre de création informatique apparaît alors pleinement. Parmi les principaux artisans de cette " dissidence " relativement aux formes " orthodoxes " de surface publiés dans alire, on peut citer Jim Rosenberg aux États-Unis qui réalise, à partir de 1993, des hypertextes syntaxiques dans lesquels la structure hypertextuelle se développe au sein même d'une structure syntaxique de type phrasique mais non linéaire. On peut également citer Christophe Petchanatz, auteur français qui réalise dès 1992 des " générateurs de Pavlov " qui inversent systématiquement toutes les caractéristiques des générateurs balpiens, et qui se rapprochent des animations syntaxiques par la forme de surface observable à l'écran. Ces générateurs démontrent le caractère métastable de la page-écran. Chez Petchanatz, le lecteur doit agir pour arrêter la génération et pouvoir lire alors que chez Balpe il doit agir pour la lancer. Il sera relayé dans cette génération continue par Eric Sérandour qui transportera également sur Internet l'inversion interfacique par son œuvre " tue-moi " qui, en 1998, montre toute l'importance du contexte psychologique dans l'inversion interfacique.
Globalement, la littérature numérique, dans la diversité de ses formes, y compris l'hypertexte, a bien construit une littérature axée sur le dispositif, c'est-à-dire qui tire ses formes esthétiques des particularités de tout le dispositif de communication et non de structures formelles de signes comme le sont les littératures axées sur la forme.

1. 3 Évolution récente du champ.

L'informatique constitue dès lors un " média programmable " pour la littérature. Si les œuvres que nous venons de mentionner ont surtout exploré l'implication du terme " programmable ", les tendances actuelles se recentrent sur le terme " média ". Le paysage de la littérature électronique s'est considérablement diversifié ces dernières années, et en France plus particulièrement depuis 5 ans, date du début de l'explosion d'Internet dans ce pays. Trois faits, à mon sens, expliquent un tel développement : la disparition de la nécessité de programmer pour créer une production électronique, le fulgurant développement d'Internet et la stabilisation culturelle de l'informatique.

1. 3. 1 D'une littérature programmée à une littérature " médiée ".

a) Simulation de médias classiques.


Le développement performant d'une offre logicielle ne contraint plus les auteurs à inventer le crayon en même temps que le texte. C'était, évidemment, la condition sine qua non d'une popularisation de cette voie d'expression auprès des auteurs. Même si ceux-ci n'ont pas toujours abandonné la voie de la programmation, elle est désormais devenue un choix et cette relativisation du poids de la programmation a modifié en profondeur la conception des auteurs. Des propositions écartées par les générations précédentes resurgissent. Le déplacement de leur centre d'intérêt correspond chez certains auteurs au retour à une littérature axée sur la forme ou le contenu. On passe ici d'une création expérimentale appuyée sur la notion de démarche à une création qui réalise des produits, dans le commerce le plus traditionnel de l'activité artistique. L'ordinateur y est repensé comme simple outil d'aide à la création vidéo, sonore ou graphique. Deux tendances distinctes s'affirment. La première simule par le dispositif informatique un média classique à lecture privée, le plus souvent la vidéo, la seconde utilise un dispositif spécifique informatique, et non une simulation, mais en axant toute la démarche de création sur le seul résultat observable.
La première tendance, celle de la simulation, est fortement représentée en France par une génération de jeunes auteurs influencés par Bernard Heidsieck et regroupés autour de Philippe Boisnard ou Julien d'Abrigeon.. On la retrouve également en fort développement chez tous les auteurs issus du mail art et des poésies post-concrètes qui investissent aujourd'hui massivement le média informatique. La revue Doc(k)s en donne un panorama très complet et passe en revue la déclinaison de ces poésie sur les différents supports depuis le numéro commun alire10/DOC(K)S publié sur CDROM en 1997. Mais la simulation s'avère souvent problématique et repose à ces auteurs les mêmes problèmes de dispersion et distorsion que ceux autrefois rencontrés sur les œuvres programmées, ceux-là même qui ont mené à la génération adaptative. Malgré les tentatives techniques de normalisation, la constante évolution de l'informatique continue de poser les même problèmes de fiabilité aux auteurs qui tentent de simuler d'autres médias.

b) Le média informatique programmé dans de nouveaux dispositifs.

De façon plus novatrice dans l'optique d'une littérature axée sur le dispositif, d'autres démarches, pourtant toujours fondamentalement axées sur la forme, s'intéressent exclusivement au transitoire observable sur écran tout en développant la spécificité informatique du dispositif. Il n'y a plus alors de simulation du dispositif vidéo par le dispositif informatique. Ces démarchent se manifestent le plus souvent dans des présentations publiques, alors que la littérature programmée de la génération précédente repose sur la nécessité de la relecture et ne prend toute sa mesure qu'en lecture intime, dans un dispositif à lecture privée.
Par ce caractère public, ces nouvelles approches, bien que bourrées de programmation et de logiciels, évacuent la question de la vie diachronique de l'œuvre et le problème de l'adaptation qui en découle. Elles s'inscrivent alors dans l'optique de la performance ou de l'installation. Elles ne peuvent en effet limiter les comportements sémiotiques au seul transitoire observable à l'exclusion de toute autre partie du dispositif qu'en annulant les phénomènes liés à une lecture privée, par exemple l'interactivité de représentation ou la double lecture. Ces tentatives, qui utilisent l'ordinateur comme outil de production et organe génératif, inventent de nouveaux dispositifs littéraires électroniques, souvent inspirés d'autres dispositifs (concert, installation d'art électronique). L'ordinateur y joue un rôle d'instrument, rôle qu'on ne peut pas lui faire tenir dans le dispositif à lecture privée à cause des problèmes d'adaptation posés par celui-ci. C'est encore les questions de la lecture et de la sémiotique du texte que posent ces approches.
Une première approche de cette nature est celle des VJs qui opèrent, comme dans les dispositifs de vidéo live, sur plusieurs ordinateurs. On peut citer les trois jeunes auteurs américains Borkowski/Long/Miller ou Michael And et son fils, tous présents à la récente manifestation e-poetry 2003 organisée à Morgantown au printemps. Les démarches des VJs s'inscrivent dans une écriture de flux dont Jean-Pierre Balpe a montré toute l'importance théorique dans les commentaires qu'il a faits de ses récentes œuvres qui organisent une communication entre un générateur de texte, un générateur de musique et un générateur vidéo au sein d'une installation multimédia. On ne peut plus, dans un tel système, raisonner en termes classiques d'association de média. Il convient de l'aborder d'un point de vue théorique et pragmatique en considérant les flux de données entre processus programmés à visée générative.
Une autre approche, très prometteuse, est celle de l'interpoésie de Wilton Azevedo. Elle repose également sur une prise en compte des flux, mais selon une optique précise intersémiotique. Cet auteur et chercheur de Sao Paulo prône depuis 1998 un développement de l'intersigne très différent du supersigne qu'Abraham Moles décelait dans les œuvres de poésie concrète et visuelle. Azevedo part du constat que l'auteur, aujourd'hui, manipule des flux de signes mouvants entre différents systèmes sémiotiques et que son rôle consiste à domestiquer les possibilités esthétiques ainsi ouvertes dans cet entre-deux. Il est symptomatique qu'il considère cette profonde évolution sémiotique comme une nouvelle " aire de lecture ". Voici ce qu'il déclare dans son " manifeste digital " de 1998 :
" surge uma poesia que coloca o público como agente principal na criação e intervenção, na maneira de ler e de se obter novos signos a todo instante. Assim nasceu a Interpoesia, um exercício intersígnico que deixa evidente o significado de trânsito sígnico das mídias digitais, desencadeando o que se pode denominar de uma nova era da leitura ".
traduction anglaise par W. Azevedo : "There appears a poetry which involves the public as the principal agent in the creation and interaction process, in the manner of reading and of processing new signs at each moment. Thus was interpoetry born, an intersign exercise which makes clear the significance of the sign trafic of digital media, bringing about what could be called a new era of reading"
En tant que " commando de la langue ", la poésie prend ici sa véritable fonction qui consiste à confronter l'homme à ses relations au langage quel qu'il soit, mais sous le joug d'un niveau sémantique linguistique. On sait qu'au niveau psychologique, les données linguistiques ne sont pas traitées de la même façon que les données visuelles, et donc, dès lors que la langue est utilisée comme texte, tout rapport à un signe autre est réévalué sous l'éclairage de cette langue. C'est par exemple la fonction d'ancrage introduite par Barthes dans l'analyse de l'image publicitaire et que les sémioticiens de l'image utilisent abondamment. L'interpoésie et, au-delà l'intersémiotique, semble ainsi apparaître comme un défi sémiotique certes complexe mais parfaitement justifié et en parfaite adéquation avec les nouvelles propositions sémiotiques permises par le calcul et la manipulation temps réel, au sein du programme, des codes sémiotiques observables à la lecture. Il s'agit d'une voie assez voisine de celle de la génération balpienne mais qui ne s'appuie pas du tout sur les mêmes types d'algorithmes. En fait, l'interpoésie utilise les mêmes classes d'algorithmes que la poésie dynamique. Là où la poésie dynamique utilise le temps comme agent syntaxique à l'intérieur du système linguistique, tout comme l'oralité, l'interpoésie utilise le temps comme agent syntaxique dans une sémiotique généralisée qui ne saurait se réduire à une juxtaposition de systèmes sémiotiques classiques comme elle peut l'être dans le livre illustré.

1. 3. 2 Les possibles d'Internet.

La seconde raison de la récente modification du champ de la littérature électronique réside dans le développement rapide d'Internet. Il a joué un rôle de levier à plusieurs niveaux. Il a résolu tout d'abord la question éditoriale. Elle s'est tout bonnement évanouie, les sites d'auteurs et les revues en ligne proliférant. Internet a également favorisé les échanges entre auteurs et/ou chercheurs à travers les listes de discussion. Ces listes ont joué un rôle moteur dans l'émulation au sein du champ. La liste principale en France est e-criture. Elle a été créée par Eric Sérandour en 1999 et est aujourd'hui modérée par le jeune auteur b-l-u-e-s-c-r-e-e-n.
Internet est également un dispositif qui autorise le développement de pratiques sémiotiques non liées à la programmation. Ces pratiques reposent sur la contextualisation psychologique de la navigation par les attentes posées en fonction des parcours de lecture précédents. C'est ainsi, pour ne citer que deux exemples, que Patrick Burgaud, en 1999, dans The House of small langage, utilise la propriété de " temporalité Möbius du Web " : le lecteur parcourt l'œuvre puis en sort sans s'en rendre compte. Il ne s'aperçoit que tardivement qu'il a changé de site. La lecture qu'il a faite de cet autre site était alors totalement différente de celle travaillée par ses concepteurs puisqu'il l'a lu comme composante de l'œuvre. Il est alors amené à réévaluer la lecture qu'il a faite de cet autre site. À ce moment, ce qui apparaissait au lecteur comme " intérieur " à l'œuvre, lui apparaît maintenant comme " extérieur ". Cette prise de conscience est analogue à celle que l'on obtient lorsqu'en parcourant du doigt " l'intérieur " d'un ruban de Möbius, on s'aperçoit qu'on repasse à l'extérieur d'un point précédemment parcouru. D'où le nom de " temporalité Möbius " qu'on peut donner à cette propriété psychologique de réorganisation temporelle de la lecture dans un hypertexte ouvert comme le Web. C'est un phénomène très proche de la double lecture. Un tel procédé, qui joue de la confusion entre texte et co-texte de l'œuvre au sein du dispositif hypertextuel, a également été utilisé dans le second épisode, créé en 2000, de la cyberfiction la plus connue en France, Non Roman de Lucie de Boutiny.

2 Le retour de la poésie programmée.

2. 1 La génération b-l-u-e-s-c-r-e-e-n


L'Internet donne également lieu à de nouvelles expérimentations, non fondées sur ses possibilités hypertextuelles mais sur des échanges auteur/lecteur. Ces écritures participatives sont ainsi très différentes des écritures collectives qui ont été menées au milieu des années 80. Les rôles d'auteur et de lecteur ne sont jamais inversés. Il ne s'agit pas ici de réécrire en permanence " un grand tout " à plusieurs, ni de réorganiser un organe collectif comme dans le générateur poïetique créée au milieu des années 90 par olivier Auber. Les lecteurs participent à l'œuvre en lui apportant des matériaux et en se constituant en collectivité active autour de l'œuvre.
On peut citer dans cette voie le mail roman rien n'est sans dire réalisé par Jean-Pierre Balpe en 2001 à partir de règles construites sur des échanges de courriers entre les lecteurs et l'auteur. Les lecteurs ne devenaient que co-auteurs indirects de certains matériaux narratifs du roman en cours d'élaboration au moment même de leur lecture. Tous les lecteurs ne recevaient pas la même version du roman dont les pages étaient générées selon des règles de cohérence strictes.
Mais le plus souvent, ces démarches sont l'œuvre de jeunes auteurs nés avec l'âge mûr de l'informatique et qui maîtrisent parfaitement toutes les techniques de programmation du média internet. Parmi les auteurs français les plus prometteurs, on peut citer le marseillais b-l-u-e-s-c-r-e-e-n, webmaster du site b-l-u-e-s-c-r-e-e-n.net. Son cimetière des données disparues démontre qu'une telle écriture participative peut produire une esthétique pertinente. Ici également, c'est la lecture qui est visée. b-l-u-e-s-c-r-e-e-n présente son site comme un " Site expérimental tentant de désorienter l'internaute dans ses habitudes d'utilisation " .
Un auteur marseillais, Xavier Leton, utilise les flux de données lecteurs, gérés de façon dynamique, dans des programmes qui mixent de façon générative des données vidéos. Le lecteur, au cours de sa navigation, participe ainsi aux règles de génération. Cette participation, fondée sur le temps, est assez voisine de celle mise en place dans le poème à-lecture-unique : que le lecteur agisse ou non, l'œuvre se déploiera selon une certaine cohérence. Mais, contrairement au poème à-lecture-unique, l'œuvre ainsi programmée utilise une esthétique de surface de la boucle et de l'hypertexte plus que de l'animation. Le site confettis.org qui en résulte constitue un dispositif textuel saisissant qui pose d'une façon actuelle la question du montage multimédia.

2. 2 Montage " horizontal " et sémiotique temporelle.

a) Flux et interpoésie.


La question de la nature de ce montage est actuellement au cœur du traitement de tout transitoire observable dans une littérature numérique. Comme le démontrent les nouvelles manipulations mentionnées ci-dessus, on ne peut plus traiter les médias, même traditionnels, sur le mode de la superposition et de l'apposition. Le traitement des flux et la mise en place de techniques d'écriture spécifiquement interpoétiques nécessitent d'aborder cette question de façon frontale.
Le développement des techniques d'écritures en génération adaptative m'a amené, depuis 2000, à tenter de trouver une description théorique et une méthodologie de programmation adaptées à ce problème. En effet, la génération adaptative que je vise actuellement à réaliser intègre le principe même de la requête dès l'écriture du produit. Autrement dit, elle met la mesure et la méta-logique associée dont j'ai parlé tout à l'heure au centre des modalités d'écriture, tout en évitant de recourir à une référence quelconque, fût-elle celle de la machine de création. Elle intègre l'influence des acteurs techniques comme contexte d'écriture et non seulement de monstration, prenant ainsi parfaitement acte de la nature spécifique du dispositif jusqu'au cœur des projets esthétiques. Le développement de ces techniques m'a amené à développer une algorithmique particulière, dit " montage horizontal ", fondée sur l'informatique temps réel, et à proposer l'ébauche d'un premier modèle descriptif présenté au printemps dernier à Morgantown lors de la manifestation e-poetry 2003. Dans cette description, la notion de montage subsiste bien qu'elle ne porte plus sur des médias mais sur des processus, observables ou non à la lecture. La distinction entre les différents types d'algorithmes mise à profit pour la première fois par Pedro Barbosa est ici utilisée de façon systématique.
La méta-logique dans ce modèle doit s'appuyer sur un comportement sémiotique particulier du transitoire observable. Les expérimentations réalisées depuis 3 ans en collaboration avec le Laboratoire de Musique Informatique de Marseille, depuis longtemps intéressé par la synesthésie et l'intersens, tendent à montrer qu'un tel modèle semble tout à fait apte à gérer l'intersigne dans l'œuvre, à condition d'appuyer cette méta-logique sur une sémiotique temporelle. Ce laboratoire a récemment développé une modélisation de la réception musicale sous forme d'unités sémiotiques temporelles et travaille à une extension de ces concepts au domaine multimédia. Aussi, un programme de recherche est progressivement mis en place, regroupant plusieurs équipes du laboratoire paragraphe dont je fais partie, le laboratoire de psychologie cognitive " actions finalisées " de Paris 8, l'IRCAM, le MIM et le laboratoire de Wilton Azevedo de l'université Mackenzie pour développer et valider une modélisation et un outil d'écriture de montage horizontal. Je pense qu'un tel outil pourrait être capable de générer des objets a-médias, dotés d'un comportement sémiotique temporel spécifique qui ne s'instancifierait dans un média particulier qu'au moment de la génération de surface du transitoire observable. Un tel objet obéirait aux principes de l'interpoésie. Une musique pourrait ainsi " sortir " d'une image dans une continuité sémiotique (effet déjà observé au MIM), une image se poursuivre en texte… La notion de " poursuite " ici employée ne recouvre pas celle de transformation. Il ne s'agit pas de transformer un média en un autre, mais de réaliser une dynamique temporelle unique qui serait matérialisée, à un moment donné par un média particulier. Les verbes " sortir " et " poursuivre " employés ici décrivent de façon métaphorique les nouveaux états perceptifs ainsi réalisables. Bien évidemment, la sémiotique temporelle commune à ces objets ne constitue qu'un niveau sémiotique parmi d'autres dans le transitoire observable, qui doit demeurer fort dans une perspective interpoétique, mais qui ne remplace pas les niveaux sémiotiques spécifiques à chaque média. En fait, elle sert de " liant " lorsque la perception de la nature du média est ambiguë. Par ailleurs, les sémiotiques classiques sont psychologiquement réinterprétées par le lecteur dans le cadre de cette sémiotique. On a ainsi pu constater que la superposition d'une figure temporelle à un texte était perçue comme une application sur ce texte d'un procédé combinatoire non algorithmique, donc très différent de ceux réalisés à l'Oulipo.

b) L'animation syntaxique comme interpoésie.

Au regard de ces découvertes, on peut réinterpréter l'animation syntaxique des années 80-90 comme une première articulation entre une sémiotique temporelle simple et une sémiotique linguistique, comme une première forme intersémiotique. Les effets de liaison et " d'entre deux " causés par cette sémiotique temporelle sont marquants. Elle rend " acceptable et compréhensible " les phases syntaxiques irréalisables à l'écrit mais présentes dans l'animation, par exemple lorsqu'un mot est en train de se transformer en un autre ou lorsque la catégorie grammaticale d'un terme est en train de se modifier du fait de l'animation. La sémiotique temporelle s'appuie sur un média continu, alors que la sémiotique linguistique repose sur un média seuillé : un mot est un mot et non un autre, un substantif est soit sujet, soit complément mais ne peut pas appartenir à une catégorie qui serait située entre sujet et complément. Hjelmslev l'a parfaitement bien formulé lorsqu'il définit le signe comme une " forme ", concrétion particulière d'une " matière " qui, elle est continue mais inaccessible à la langue. Cette matière n'est perceptible que lorsqu'on compare les langues entre elles. L'effet de liant interpoétique consiste à utiliser La continuité temporelle de la sémiotique temporelle comme figure rhétorique. Elle extrapole la catégorie linguistique initiale par continuité dans les situations linguistiquement indécidables. C'est le lecteur qui décide, en fonction de ses attentes, du moment à partir duquel sa lecture bascule à nouveau dans une sémiotique linguistique. Le résultat obtenu, autrement dit le texte lu, peut donc être différent pour chaque lecteur. Ce mode de fonctionnement qui utilise deux sémiotiques est tellement différent de la lecture d'un texte écrit, que les premiers lecteurs avaient du mal à la pratiquer et ne basculaient jamais sur le mode linguistique. C'est ainsi que certains ont pu dire " j'ai tout vu mais je n'ai rien lu.

2. 3 Le regroupement Transitoire Observable.

On le voit, la poésie programmée est encore et toujours au cœur des nouvelles propositions que permet de fournir une littérature axée sur le dispositif toujours aussi riche et dynamique. Nous n'avons pas eu le temps d'évoquer toutes les approches qu'elle suscite. Il aurait fallu présenter, par exemple, la programmation influencée par les modèles physiques comme le fait Antoine Schmitt, nous dévoilant que les notions d'image et de média ne sont finalement qu'une question de perception. Son oeuvre repose sur une utilisation sémiotique très particulière des flux de données qu'il a baptisée " esthétique de la cause ". Elle " asservit " le lecteur au transitoire observable dans l'expérience esthétique de la lecture.
Il aurait également fallu présenter les démarches appuyées sur des techniques mathématiques complexes comme la programmation neuronale utilisée par Michel Brett ou les automates cellulaires dont s'inspire Alexandre Gherban. Ce dernier joue de l'interaction entre un langage naturel et un autre artificiel, posant, ici encore, l'acte de lecture au centre du système sémiotique en renvoyant le lecteur à son propre comportement face à sa langue et à celle d'autrui.
La poésie, on le voit, déborde maintenant très largement le domaine initial de l'utilisation de la langue naturelle. Toutes ces approches établissent un continuum à la surface de nos écrans entre une sémiotique strictement textuelle, dans le sens le plus classique qui soit, et des sémiotiques qui ne relèvent d'aucune catégorie connue et qui prennent leur source dans les entrailles de la machine. Les auteurs et artistes de Transitoire Observable ont pris acte de tout cela et se proposent de l'explorer.