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Philippe
Bootz
De Baudot à Transitoire Observable :
les approches sémiotiques en littérature numérique.
Avant-Propos.
Un nouveau
regroupement d'auteurs et d'artistes numériques, nommé Transitoire
Observable, s'est récemment créé en France. Impulsé
par Alexandre Gherban et au regard du travail d'analyse théorique que
j'avais entrepris depuis 1996, Alexandre Gherban, Tibor Papp et moi-même
l'avons lancé en février 2003. Nous avons depuis été
rejoints par plusieurs auteurs ou artistes : Jean-Pierre Balpe, Philippe Castellin,
Patrick Burgaud, Xavier Leton, Wilton Azevedo, Antoine Schmitt, Michel Brett,
Louis Bec, Ambroise Barras. Certains de leurs écrits ou de leurs œuvres
sont accessibles via le site du collectif : http://transtoireobs.free.fr.
Je me propose de présenter ici l'évolution des conceptions qui
ont parcouru en Europe, et plus particulièrement en France, la littérature
informatique et qui permettent de comprendre la dynamique sur laquelle s'appuient
les auteurs de ce regroupement. Je montrerai notamment comment elle s'est
développée en tant que littérature axée sur le
dispositif. Une démarche axée sur le dispositif utilise comme
signe toutes les parties du dispositif de communication par l'œuvre entre
le lecteur et le public. Elle s'oppose en cela à une démarche
axée sur la forme qui ne travaille que les seuls signes présents
dans l'événement perceptif proposé à la lecture.
Plus spécialement, je montrerai que la littérature numérique,
ou littérature électronique programmée, a peu à
peu transformé l'acte de lecture en signe interne à l'œuvre,
et ce de plusieurs façons, modifiant du coup le traitement sémiotique
des signes perceptibles, et notamment linguistiques, dans le sens de l'intersémiotique.
Dans ce contexte, le programme lui-même acquiert peu à peu valeur
de signe de l'œuvre, au même titre que les signes observables.
On s'oriente alors vers un rapprochement avec ce qu'on nomme aujourd'hui en
arts électroniques le software art, sans toutefois totalement le rejoindre.
C'est pour cette raison que Transitoire Observable, bien que créé
dans la logique du développement des formes poétiques programmées,
comprend des artistes non impliqués par le texte ou la langue.
1
Évolution des conceptions.
1. 1 Contribution des pionniers du champ.
Les premiers rapprochements entre littérature et ordinateur remontent
à la fin des années cinquante. Elles se sont produites indépendamment
en 1959 en Europe, à travers les Stochastische Texte publiés
par Théo Lutz dans la revue Augenblick, et aux États-Unis où
Brion Gysin compose le poème sonore I am that I am avec l'aide de l'informaticien
Ian Sommerville. Dans ces œuvres, l'ordinateur n'est utilisé que
comme outil d'aide à la production, dans l'esthétique dominante
de la combinatoire. L'auteur se garde la possibilité de réintervenir
sur le résultat produit par l'ordinateur, au moins en effectuant un
choix, mais surtout, ce résultat est réinvesti dans un média
classique (livre ou performance sonore) lors de sa monstration au public.
Il n'y a pas lieu, alors, de parler de littérature électronique,
même si la coexistence de l'imbécillité machinique et
du génie humain pose déjà quelques problèmes culturels
qui seront le fer de lance des problématiques qui suivront.
La première conséquence de l'introduction de l'outil informatique
est un brouillage de la fonction auteur : qui de la machine ou de l'homme
est l'auteur, ou de quoi l'homme est-il l'auteur ? Cette question ne semble
pas avoir été posée par les intéressés
eux-même mais ressort dans la sphère sociale. Il semble bien
que la filiation apparente de l'œuvre à la machine dépasse
à l'époque l'horizon d'attente du public. C'est en cela que
ces œuvres sont d'avant-garde. L'anecdote la plus symptomatique à
ce sujet est sans aucun doute le déboire judiciaire d'une reprise,
dans le contexte d'une pièce de théâtre en 1967 à
Montréal, du générateur combinatoire certainement le
plus emblématique de cette époque, La machine à écrire,
créé par Jean Baudot en 1964. Cet épisode rocambolesque,
relaté par Michel Lenoble , dans lequel il a été question
de mettre l'ordinateur en prison, montre combien cette question est centrale
lorsque le scripteur est la machine et non plus l'homme.
Le premier rôle de la machine a donc consisté à dissocier
les fonctions de conception et de scriptage traditionnellement dévolues
à l'auteur. Cette dissociation fait voler en éclat le concept
classique d'auteur, et du coup toute la figure mythique qui lui était
associée et oblige à redéfinir la fonction auteur. Cette
question est loin d'être triviale ni simplement technique. Elle ne sera
d'ailleurs résolue que beaucoup plus tard. Elle nécessite de
repenser, au moins, le partage des rôles sur l'ensemble du couple auteur/lecteur,
et même, pour aller au fond de la question, de reformuler la distribution
des fonctions sur l'ensemble des acteurs du dispositif de communication. Elle
implique donc les niveaux technique, psychologique et sémiotique. La
nouvelle fonction auteur mettra 10 ans à se construire dans les œuvres
et cette construction ne débutera qu'à partir des années
80. Durant cette période, des intuitions théorique sont exprimées,
mais il faudra attendre les écrits du milieu des années 90 pour
que des auteurs théoriciens l'énoncent clairement, ce que feront
Pedro Barbosa dans sa théorie de l'écrit-lecteur, puis Jean-Pierre
Balpe dans sa théorie de la méta-écriture et enfin moi-même
dans le modèle procédural. Jusqu'en 1982, toute relation entre
littérature et informatique entre dans ce moule de la littérature
combinatoire assistée. Abraham Moles, dans son ouvrage l'art et l'ordinateur,
réalise en 1973 une description très juste de cette esthétique
variationnelle qui se retrouve dans tous les arts à cette époque.
Le modèle proposé par Moles prend en compte les aspects techniques
et sémiotiques du problème mais pas l'aspect psychologique,
ce qui lui interdit de décrire de façon pertinente la fonction
auteur. Il est dépendant de l'approche communicationnelle fondamentalement
héritière de l'approche technicienne de Shannon et Weaver qui
prédomine à cette époque en Europe. Son modèle
ne permettra pas non plus de décrire les conceptions ultérieures
parce que le système qu'il étudie ne prend pas en compte l'existence
de deux ordinateurs : celui sur lequel est créée l'œuvre
et celui sur lequel elle est lue. En revanche, les autres aspects des œuvres
de cette époque, et notamment la conception esthétique de la
combinatoire, sont bien décris par son modèle.
1.
2 Les littératures programmées.
1. 2. 1 La programmation comme catastrophe.
À
partir du début des années 80, la micro informatique fait son
apparition et révolutionne complètement le système de
communication. Par elle, l'ordinateur peut être utilisé à
des fins de monstration et non seulement comme outil annexe de création.
Il peut devenir le média de l'œuvre : la littérature électronique,
ou littérature d'un média électronique, est dès
lors possible. On sait que tout nouveau média apporte son lot de formes
esthétiques nouvelles mais également d'utilisations métaphoriques
: quelles sont celles apportées par l'ordinateur ? Tout nouveau média
redistribue également les fonctions respectives des acteurs de la communication
: y a-t-il redéfinition du rôle du lecteur et de celui de l'auteur
? Les fonctions écriture et lecture sont-elles modifiées ? de
nouveaux types d'acteurs interviennent-ils dans le dispositif de communication
? Comment s'en trouve modifié le concept d'œuvre ? Quelle place
accordée dans l'œuvre à la simulation de caractéristiques
qui font penser que l'œuvre pourrait être transposable dans un
autre média (livre infini ou vidéo interactive) ?
Pourtant, dans un premier temps, ce n'est pas cet aspect qui va émerger
mais un nouvel élément : l'utilisation de la programmation par
les auteurs eux-mêmes. L'ordinateur, bien qu'exclusivement dédié
à la bureautique et au traitement de l'information dans le cadre du
travail, peut être détourné de son usage par ce qui fait
sa spécificité : la programmation. La littérature numérique
est née, d'une certaine façon avant même la littérature
électronique. On assiste alors à une métamorphose de
la condition de l'auteur. Il n'est plus un maître d'œuvre qui dialogue
avec un ingénieur, il devient lui-même l'artisan de son œuvre.
L'auteur se mue en programmeur. Il s'approprie l'outil de création.
Et là où l'imbrication de l'œuvre à la machine posait
un malaise, la confusion des rôles technique et créatif en la
personne de l'auteur va déclencher une catastrophe.
Pour ces auteurs-programmeurs, le programme ne constitue pas un simple outil,
à la façon dont un dessinateur utiliserait une règle
pour faire des traits. Ils lui assignent une place particulière à
l'intérieur du système de signes qu'ils, ces auteurs, manipulent.
L'Écriture, en effet, consiste à manipuler de la langue. Mais,
la programmation est une manipulation langagière. Aussi, même
si le langage informatique ne se retrouve directement pas au niveau des signes
observables à la lecture, il est normal, dès lors, que l'auteur
qui le manipule se pose la question de son statut à l'intérieur
de l'œuvre. Il ne peut le faire sans redéfinir, en même
temps, le rôle que la fonction lecture joue vis-à-vis de ce langage
qui lui est invisible, et la nature des interactions qu'entretiennent le programme
et les signes perceptibles à l'écran.
Autrement dit, la littérature électronique numérique
se doit de redéfinir d'un coup, l'œuvre, les rôles de chaque
composante technique ou humaine dans le dispositif de communication et la
nature exacte de la sémiotique qui porte ces œuvres. Vaste programme
dont nous ne sommes pas près d'avoir fait le tour et qui ne peut, dans
un premier temps, se réaliser que dans des démarches axées
sur le dispositif. La littérature électronique ne peut se transformer
en littérature axée sur la forme qu'après avoir stabilisé
et maîtrisé la sémiotique qu'elle utilise. Nous sommes
peut-être aujourd'hui arrivé à ce point de basculement.
C'est en tout cas ce que nous pensons à Transitoire Observable.
1.
2. 2 La programmation et la question du dispositif.
a)
Omni-présence de la programmation.
Ainsi donc, le contexte technique a imposé la question de la programmation
en tout premier lieu. Tous les auteurs, depuis le début des années
80 et jusqu'à récemment, doivent passer sous ses fourches caudines
et ont eu des démêlés avec elle. La plupart programment
avec des langages évolués et généraux. Il n'y
eut en effet qu'un seul langage dédié à une utilisation
spécifique en création littéraire. Il s'agit de Storyspace,
créé en 1985 par Mark Bernstein pour réaliser des hypertextes
de fiction et qui sera commercialisé par Eastgate System, société
qui diffusera également les œuvres créées avec ce
logiciel. Il a notamment été utilisé par Michael Joyce
pour réaliser l'œuvre fondatrice de l'hypertexte de fiction américain,
Afternoon a Story, dont la première version date de 1985. En revanche,
en Europe, les rares hypertextes réalisés sont programmées
dans des langages universels. Ainsi, même si la programmation de ces
œuvres est en général plus légère que pour
les autres voies travaillées à la même époque,
elle n'en est pas exclue.
La voie incontestablement la plus développée et la plus ancienne
en Europe au début des années 80 est celle du générateur
de textes. On le rencontre sous deux formes distinctes : le générateur
combinatoire et le générateur automatique balpien.
La première forme est incontestablement la plus souvent pratiquée.
En France, Bernard Magne en est son principal représentant, mais la
revue sur ordinateur alire a également publié des auteurs de
générateurs combinatoires d'autres pays européens. Le
poète et le théoricien le plus important en ce domaine est sans
nul doute le portugais Pedro Barbosa. Il est le plus ancien chercheur en littérature
électronique en Europe et qui réalise en 1992 syntext, un générateur
de générateurs combinatoires qui a joué un grand rôle
dans l'élaboration par Pedro Barbosa de sa conception et dans la distinction
relevée par L.A.I.R.E. entre les différentes natures des algorithmes
utilisées en littérature numérique, distinction au fondement
de plusieurs approches sémiotiques actuelles détaillées
ci-après.
La littérature combinatoire électronique reproduit les mécanismes
à l'œuvre dans les œuvres combinatoires de l'Oulipo construites
sur des phrases à trou. Il ne semble pas que les autres formes combinatoires
explorées par l'Oulipo aient fait l'objet de travaux informatiques
particuliers. Il faut certainement voir dans cette particularité le
signe d'un décentrage des conceptions. En effet, contrairement aux
démarches oulipiennes, le point central travaillé dans les courants
de cette époque en littérature numérique n'est pas la
nature du texte mais la position et la fonction du lecteur dans le système
général de communication par l'œuvre électronique.
b)
Un passage du potentiel au virtuel.
En opposition à la conception oulipienne, Pedro Barbosa ne considère
pas que toutes les solutions générables seraient équivalentes.
Seules celles effectivement générées existent pour un
lecteur donné. Les autres ne sont pas potentielles, elles sont purement
et simplement rejetées au néant, sans valeur ontologique du
tout. Cette conception correspond à un changement radical de point
de vue : l'œuvre n'a pas d'existence en soi, elle n'a d'existence que
dans une lecture donnée et relativement à un lecteur individualisé.
Il y a décentrage du point de focalisation. Le centre du dispositif
n'est plus l'œuvre, mais le lecteur, et l'œuvre se trouve en quelque
sorte " liée " à lui. Pedro Barbosa appliquera les
conséquences de ce décentrage dans sa théorie de l'écrit-lecture
en interprétant cette " liaison " de l'œuvre dans une
dynamique d'équivalence entre écriture et lecture. Ce décentrage
a des conséquences générales sur la conception du texte
lu : il n'est plus potentiel mais virtuel au sens de lévy . Dès
lors, il y a individuation du lecteur, la collectivité des " lecteurs
d'une œuvre " tend à disparaître par ce caractère
virtuel, mais cela n'apparaîtra évident qu'avec le générateur
automatique balpien, alors qu'elle perdure dans une approche potentielle.
La programmation est bien à l'origine de cette double transformation
conceptuelle et socio-pragmatique. C'est parce qu'il permet un traitement
logique " par délégation " au moment même de
la lecture, que le générateur, combinatoire ou automatique,
autorise une discrimination entre les versions produites pour un lecteur donné
et toutes les autres. Alors que dans le média du livre, une telle discrimination
ne s'établit qu'entre les variantes produites par l'auteur et toutes
les autres, de sorte que le caractère algorithmique du langage naturel,
pointé par Umberto Ecco dans Lector in fabula , y demeure abstrait
; l'œuvre y reste le résultat, intangible et identique pour tous,
des manipulations sémiotiques pratiquées par l'auteur.
Ce recentrage sur le lecteur oblige à élaborer une sémiotique
plus pragmatique, fondée sur les comportements percepto-cognitifs comme
a pu le faire le groupe mu dans son traitement du signe visuel . J'ai pour
ma part proposé en 2001 un premier modèle de " texte lié
" applicable aux œuvres littéraires électroniques.
c)
Les transformations de la fonction lecture.
Mais
les conséquences de cette dépendance du texte au lecteur ne
s'arrêtent pas à la seule translation du potentiel au virtuel.
Jean-Pierre Balpe, fort de sa pratique de la génération automatique,
en a tiré d'autres, toujours liées à l'utilisation programmée
du média informatique lui-même. Seul auteur, à ma connaissance,
à réaliser des générateurs automatiques de textes,
il propose une démarche et une réflexion théorique de
tout premier ordre en littérature électronique.
Dans sa théorie du méta-auteur , il constate tout d'abord que
la partie ontologique de l'œuvre, dans ce décentrage, ne réside
plus dans la partie sémiotique observée par le lecteur, partie
qui constitue pour ce lecteur le " texte à l'écran ",
ou, le plus souvent, " le " texte, et que nous nommerons de façon
beaucoup plus générale un " transitoire observable "
pour des raisons qui apparaîtront ci-dessous. Nous pouvons définir
le transitoire observable comme tout événement sémiotique,
multimédia ou non, interactif ou non, se présentant à
la lecture.
Jean-Pierre Balpe, constate que le programme constitue la constante de l'œuvre,
inaltérée de lecture en lecture, transmise par le dispositif
technique, le vecteur de communication entre l'auteur et le lecteur. C'est
lui que conçoit l'auteur, c'est lui qui gère le comportement
du transitoire observable chez le lecteur. La conception algorithmique repose
ainsi sur une perception purement logique du programme conçu comme
effecteur en temps différé d'une logique d'écriture.
Le programme est conçu comme un simulateur de texte. Par lui, la stratégie
sémiotique sur laquelle repose l'existence de tout texte acquiert une
réalité matérielle : stratégie et résultat
étant déconnectés, les stratégies de surface présentes
dans ces résultats que sont les textes générés
ne reproduisent pas la véritable stratégie d'écriture
matérialisée par le programme. Le transitoire observable, ici,
se présente comme un leurre. Il s'agit là d'un cas particulier
d'une stratégie d'écriture très largement répandue,
que je nommerai dans les années 90 " l'esthétique de la
frustration " et qui sera explorée en profondeur par les auteurs
de L.A.I.R.E. et d'alire. Dans une telle stratégie, le lecteur est
mis en difficulté afin que son acte de lecture lui apparaisse comme
signe selon un procédé de décalage comparable au jeu
de mot ou à la métaphore. Ce signe prendra différents
signifiés selon les auteurs, le plus fréquemment, il est utilisé
comme indice de la modification du dispositif littéraire et de la relativité
ontologique du transitoire observable. C'est déjà ainsi que
Balpe l'utilise dans sa conception du lecteur induite par la méta-écriture.
Cette conception n'identifie pas l'œuvre au programme comme n'hésitent
pas à le faire les tenants actuels du software art, et plus spécialement
en Allemagne, mais il attribue une place particulière et distincte
au programme et à l'élément observable sur l'écran
du lecteur. Autrement dit, Jean-Pierre Balpe établit une distinction
entre la fonction de conception et celle de scripteur traditionnellement conjointes
dans la conception classique de l'auteur. Pour lui, la fonction de l'auteur
consiste à concevoir des modèles de textes et à en décrire
algorithmiquement la logique dans le programme de génération
alors que la machine a un rôle de scripteur. Le lecteur, dans ce cas,
ne peut plus être assimilé à un auteur puisqu'il ne peut
maîtriser la logique du programme. Aucune confusion des rôles
n'est plus possible parce que le lecteur n'est pas invité à
une réappropriation du résultat de sa lecture dans un acte d'écriture.
En revanche, la logique du générateur automatique des années
80-90 autorise la génération de pages-écran qui présentent
une cohérence synchronique, cohérence sémiotique sur
la surface d'une page-écran, mais pas de cohérence diachronique.
La cohérence globale se perd ainsi en cours de lecture. Le générateur
automatique permet ainsi de simuler des entités narratives, ce que
ne peut pas faire le générateur combinatoire, et permet de mettre
en faillite les modalités livresques de lecture d'un écrit narratif.
Jean-Pierre Balpe utilise cet échec de lecture pour faire prendre conscience
au lecteur de l'influence spécifique du dispositif technique sur la
fonction lecture et pour accroître son autonomie par rapport à
des mécanismes de construction du sens fondés sur des mécanismes
de reconstruction linéaire. C'est ce qu'il nomme le dispositif "
chaotique " de lecture spécifiquement engendré par le dispositif
qui, selon lui, ne repose plus sur " la téléologie et l'utopie
de la maîtrise complète [par le lecteur] mais sur une redéfinition
dynamique et permanente de l'ensemble de l'œuvre : une volonté
de production ouverte."
Une telle conception rapproche, par sa volonté de lecture ouverte,
la littérature algorithmique de l'hypertexte, comme si, derrière
ces formes apparemment fort dissemblables, se cachait une unité plus
profonde. On peut remarquer que la conception hypertextuelle, tout comme les
conceptions génératives, reposent sur des propriétés
du dispositif complet de communication par l'œuvre entre un auteur physique
et un lecteur physique, dispositif qui prend en compte les différents
acteurs et les machines tout autant que les signes observables ou non à
la lecture. Il est prévisible, dès lors, que les aspects sémiotiques
sur lesquels travailleront les auteurs pourront porter sur tout ou partie
de ce dispositif, et non plus seulement sur les seuls signes observables à
l'écran, même si, bien entendu, la lecture s'appuie toujours
sur les signes observables. Les auteurs élaborent ainsi progressivement
ce qu'on pourrait nommer des signes au second ordre. Un peu comme dans les
symboles ou la connotation où, pour reprendre la description qu'en
donne Barthes, le signifié du signe dénoté devient le
signifiant du signe connoté. Ce second ordre est décrit dans
certains cas par la théorie de la " double lecture " que
j'ai élaborée en 2000 puis pour d'autres par celle de la méta-lecture
.
1.
2. 3 La prise en compte des processus physiques.
a)
Affirmation du caractère électronique de l'œuvre.
Avant d'en arriver à cette possibilité de sémiotique
au second ordre, encore faut-il prendre conscience des caractéristiques
physiques du dispositif et des spécificités qu'elles imposent
à l'œuvre.
Celles-ci se sont manifestées de façon éclatante avec
le développement de la poésie animée programmée
qui prend son essor en France lorsqu'en 1988 cinq poètes : Tibor Papp,
Claude Maillard, Frédéric Develay, et moi-même, se regroupent
au sein de l'équipe L.A.I.R.E. (Lecture, Art, Innovation, Recherche,
Écriture). La revue que l'équipe créera dès 1989,
alire, regroupera progressivement à partir de 1992 nombre de poètes
électroniques de tous les continents et jouera un rôle considérable
dans l'évolution des conceptions. On peut effectivement parler de l'apparition
d'un " esprit alire " dont Transitoire Observable est l'héritier,
la grande majorité des poètes qui en font partie ayant régulièrement
publié dans la revue. En regroupant des auteurs de tous horizons et
de toutes tendances, alire a montré la réalité de l'unité
profonde de la littérature programmée. C'est de cette unité
que découle aujourd'hui Transitoire Observable.
Mais avant 1992, alire ne publie que les animations syntaxiques produites
par L.A.I.R.E, depuis 1985, date de la première œuvre électronique
de Tibor Papp. La première contribution de ces animations est d'imposer
la nature écranique de l'événement observable à
la lecture. Il n'est plus question ici de sortie imprimante, ni même
d'enregistrement vidéo des animations : le caractère électronique
(c.a.d. littérature pour écran informatique) de cette poésie
est affirmé comme une réalité ontologique de l'œuvre.
Dans cette nature écranique, le temps y joue un rôle sémiotique
fondamental, notamment syntaxique. Dans cette optique, la page-écran
des générateurs et des hypertextes est réinterprétée
comme l'état métastable d'un processus dynamique. De façon
générale, l'événement, multimédia ou non,
qui se présente à la lecture, apparaît comme un état
transitoire observable du processus physique de génération que
constitue l'exécution du programme. La nature programmée de
l'œuvre est tout à fait fondamentale, c'est elle qui assure l'existence
d'une nouvelle forme dans laquelle les propriétés esthétiques
observées par le lecteur sont gérées par une modélisation
appropriée dans le programme. Il ne s'agit donc nullement de produire
une simulation de poésie vidéo, l'utilisation de l'écran
comme support de lecture n'est pas la seule caractéristique pertinente
de cette littérature programmée. Contrairement à la vidéo
dans laquelle le produit de l'acte créateur se retrouve sur le support
de la réception, en littérature numérique le produit
de la création demeure un programme et le support de la réception
une image animée. Mais celle-ci n'est que simulacre. Sans la prise
en compte de cette distinction fondamentale, souvent exprimée par Tibor
Papp, on ne peut comprendre l'obstination des auteurs de L.A.I.R.E. à
refuser tout enregistrement vidéo de leurs œuvres.
b)
Impact de cette conception.
L.A.I.R.E.
ne renie pas la conception balpienne. Elle la déplace et l'extrapole
en prenant en compte le caractère physique et non plus seulement logique
de la programmation. Elle considère que le processus physique de génération
est une composante de l'œuvre, au même titre que son produit observable
sur l'écran, et non seulement une logique algorithmique. Cette importance
physique du processus est également travaillée dans l'interactivité
qui ne se borne plus dans les années 90 à une navigation. Celle-ci
peut être une commande de processus observable accomplie par le lecteur.
André Vallias, poète brésilien, l'a particulièrement
exploité dans son œuvre IO en 1995. pour ma part, dès 1993,
à l'occasion de la programmation de l'œuvre passage, j'ai introduit
une interactivité en temps différé, qui utilise également
des fenêtres temporelles et influe de façon irréversible
et parfaitement cohérente l'évolution d'un générateur.
Cette irréversibilité persiste même après l'arrêt
de la machine. Le poème se souvient des lectures antérieures,
d'où le nom de poème à-lecture-unique donné à
cette forme particulière. Il s'agit là en quelque sorte d'une
anticipation dans un contexte créatif du traçage de l'utilisateur
aujourd'hui réalisé sur Internet à l'aide des coockies
qui permettent à un site de réagir en fonction des visites antérieures
de l'internaute.
La réalité de l'impact du processus physique de génération
sur l'œuvre lue s'est particulièrement manifesté dès
lors que les performances techniques des ordinateurs de lecture se sont trouvées
démultipliées par rapport à celles sur lesquelles avaient
été réalisées les oeuvres. On s'est peu à
peu rendu compte que le rendu esthétique à l'exécution
divergeait de plus en plus du rendu initial, allant parfois jusqu'à
dénaturer très fortement le transitoire observable par le lecteur.
Une discussion a alors animé L.A.I.R.E . Elle a abouti en 1994 à
la reprogrammation, que j'ai réalisée sous forme de générateurs
adaptatifs, de l'intégralité des œuvres animées
déjà publiées dans alire. Un tel générateur
réalise en temps réel des mesures lors de l'exécution,
les compare à celles précédemment obtenues sur la machine
de l'auteur et modifie en conséquence les paramètres du programme
ou la nature des opérations exécutées en cours même
de lecture. Un générateur adaptatif asservit en quelque sorte
le comportement esthétique du transitoire observable aux possibilités
de réalisation matérielle de la machine hôte en fonction
d'une méta-logique imposée par l'auteur et fondée sur
des critères de cohérence arbitraires, uniquement motivées
par ses conceptions esthétiques. Dans cette optique, l'auteur est celui
qui établit les règles de cette méta-logique. Il n'est
plus seulement auteur d'un modèle de texte, il est également
forcé d'être le gestionnaire des contraintes portées sur
ce modèle, sans certitude aucune de réussite : il devient "
le gestionnaire de la brisure de son projet par la machine ".
Cette reprogrammation traduit un nouveau déplacement des conceptions
qui, cette fois, implique l'auteur. Celui-ci n'est plus considéré
comme un méta-auteur au sens balpien, le concepteur d'un modèle
du transitoire perceptif, un toujours-maître de ce transitoire. Il se
trouve au contraire en situation inconfortable de requête. L'auteur
demande quelque chose à la machine. Il se trouve confronté,
en réalité, à la multitude des intervenants techniques
qui l'ont conçue. Ceux-ci agissent de façon détournée
dans l'exécution du programme lors de la lecture, soit en imposant
des valeurs à des paramètres non gérés par ce
programme, comme la vitesse d'exécution des instructions ou de rotation
du disque dur, soit en le modifiant à l'exécution par l'intervention
inopinée du système d'exploitation. La machine se présente
à l'auteur comme un quasi-sujet, métaphore que prend l'implication
de ces acteurs techniques distribués sur toute la chaîne matérielle
du dispositif. Face à ce quasi-sujet, l'auteur se trouve dans une situation
de dépendance comparable à celle du lecteur. Il n'est pas plus
libre que lui. Tous deux, dans des formes d'interactivité très
différentes avec le dispositif technique, lui formulent des requêtes
et reçoivent, parfois, des réponses déroutantes. C'est
à l'occasion de cette découverte que la distinction entre les
diverses natures d'algorithmes mise en place, incidemment, par Pedro Barbosa,
s'avère particulièrement pertinente. Les générateurs
automatiques utilisent de façon prépondérante un certain
type d'algorithmes et les générateurs adaptatifs un autre. L'équi-utilisation
des deux types d'algorithmes participe à l'unité fondamentale
actuelle.
c)
L'acte de lecture comme signe dans l'œuvre.
Par ailleurs,
le travail sur l'interactivité réalisé au sein de L.A.I.R.E.
a mis en évidence comment un auteur pouvait transformer l'acte de lecture
lui-même en signe à l'intérieur de l'œuvre. Cette
transformation a été expérimentée bien avant tout
le monde par Jean-Marie Dutey dans deux œuvres majeures que sont Voies
de fait publié dans alire 2 en 1989 et les mots et les images publié
dans alire 5 en 1991. Si, dans toutes les discussions précédentes,
un processus physique est utilisé comme signe au second ordre, il l'est
pour l'auteur et non le lecteur. C'est le cas lorsque le fonctionnement du
dispositif est interprété dans la conception virtuelle, la méta-écriture
ou la génération adaptative. Dutey retourne l'acte de lecture
comme signe à destination du lecteur lui-même. Il le fait en
inventant l'interactivité de représentation et l'inversion interfacique.
L'interactivité de représentation est la représentation
symbolique de l'acte de lecture à l'intérieur des signes portés
à la lecture. Elle est omni-présente aujourd'hui par le curseur
de la souris. Elle est utilisée pour la première fois dans Voies
de fait, à l'aide du clavier car la souris n'existe pas encore sur
les PC de l'époque. L'inversion interfacique est l'inversion des fonctions
du texte et du paratexte. Elle est fondamentalement liée aux propriétés
de l'interface graphique et est présente pour la première fois
dans une les mots et les images. Dutey parvient, par ces deux procédés,
à utiliser l'acte de lecture lui-même comme signe à lire.
L'acte de lecture est devenu un signe au second ordre. Ce phénomène
recevra dans le modèle procédural que je développe depuis
1996 le nom de " double lecture ". Il est caractéristique
du média informatique et a été utilisé de façon
quasiment systématique et inconsciente par tous les auteurs, qu'ils
soient d'alire ou non, jusque vers 1997. Par exemple, la lecture chaotique
de Balpe repose sur un acte de double lecture. Elle est le signifié
qu'a pour lui l'acte de lecture. Elle est encore utilisée de façon
très particulière dans l'esthétique de la frustration,
par exemple chez Patrick Burgaud.
Peu à peu, des auteurs mélangent les genres et favorisent ainsi
la prise de conscience des caractères profonds que nous avons mentionnés.
La nature hybride de l'œuvre de création informatique apparaît
alors pleinement. Parmi les principaux artisans de cette " dissidence
" relativement aux formes " orthodoxes " de surface publiés
dans alire, on peut citer Jim Rosenberg aux États-Unis qui réalise,
à partir de 1993, des hypertextes syntaxiques dans lesquels la structure
hypertextuelle se développe au sein même d'une structure syntaxique
de type phrasique mais non linéaire. On peut également citer
Christophe Petchanatz, auteur français qui réalise dès
1992 des " générateurs de Pavlov " qui inversent systématiquement
toutes les caractéristiques des générateurs balpiens,
et qui se rapprochent des animations syntaxiques par la forme de surface observable
à l'écran. Ces générateurs démontrent le
caractère métastable de la page-écran. Chez Petchanatz,
le lecteur doit agir pour arrêter la génération et pouvoir
lire alors que chez Balpe il doit agir pour la lancer. Il sera relayé
dans cette génération continue par Eric Sérandour qui
transportera également sur Internet l'inversion interfacique par son
œuvre " tue-moi " qui, en 1998, montre toute l'importance du
contexte psychologique dans l'inversion interfacique.
Globalement, la littérature numérique, dans la diversité
de ses formes, y compris l'hypertexte, a bien construit une littérature
axée sur le dispositif, c'est-à-dire qui tire ses formes esthétiques
des particularités de tout le dispositif de communication et non de
structures formelles de signes comme le sont les littératures axées
sur la forme.
1.
3 Évolution récente du champ.
L'informatique
constitue dès lors un " média programmable " pour
la littérature. Si les œuvres que nous venons de mentionner ont
surtout exploré l'implication du terme " programmable ",
les tendances actuelles se recentrent sur le terme " média ".
Le paysage de la littérature électronique s'est considérablement
diversifié ces dernières années, et en France plus particulièrement
depuis 5 ans, date du début de l'explosion d'Internet dans ce pays.
Trois faits, à mon sens, expliquent un tel développement : la
disparition de la nécessité de programmer pour créer
une production électronique, le fulgurant développement d'Internet
et la stabilisation culturelle de l'informatique.
1.
3. 1 D'une littérature programmée à une littérature
" médiée ".
a)
Simulation de médias classiques.
Le développement performant d'une offre logicielle ne contraint plus
les auteurs à inventer le crayon en même temps que le texte.
C'était, évidemment, la condition sine qua non d'une popularisation
de cette voie d'expression auprès des auteurs. Même si ceux-ci
n'ont pas toujours abandonné la voie de la programmation, elle est
désormais devenue un choix et cette relativisation du poids de la programmation
a modifié en profondeur la conception des auteurs. Des propositions
écartées par les générations précédentes
resurgissent. Le déplacement de leur centre d'intérêt
correspond chez certains auteurs au retour à une littérature
axée sur la forme ou le contenu. On passe ici d'une création
expérimentale appuyée sur la notion de démarche à
une création qui réalise des produits, dans le commerce le plus
traditionnel de l'activité artistique. L'ordinateur y est repensé
comme simple outil d'aide à la création vidéo, sonore
ou graphique. Deux tendances distinctes s'affirment. La première simule
par le dispositif informatique un média classique à lecture
privée, le plus souvent la vidéo, la seconde utilise un dispositif
spécifique informatique, et non une simulation, mais en axant toute
la démarche de création sur le seul résultat observable.
La première tendance, celle de la simulation, est fortement représentée
en France par une génération de jeunes auteurs influencés
par Bernard Heidsieck et regroupés autour de Philippe Boisnard ou Julien
d'Abrigeon.. On la retrouve également en fort développement
chez tous les auteurs issus du mail art et des poésies post-concrètes
qui investissent aujourd'hui massivement le média informatique. La
revue Doc(k)s en donne un panorama très complet et passe en revue la
déclinaison de ces poésie sur les différents supports
depuis le numéro commun alire10/DOC(K)S publié sur CDROM en
1997. Mais la simulation s'avère souvent problématique et repose
à ces auteurs les mêmes problèmes de dispersion et distorsion
que ceux autrefois rencontrés sur les œuvres programmées,
ceux-là même qui ont mené à la génération
adaptative. Malgré les tentatives techniques de normalisation, la constante
évolution de l'informatique continue de poser les même problèmes
de fiabilité aux auteurs qui tentent de simuler d'autres médias.
b)
Le média informatique programmé dans de nouveaux dispositifs.
De façon
plus novatrice dans l'optique d'une littérature axée sur le
dispositif, d'autres démarches, pourtant toujours fondamentalement
axées sur la forme, s'intéressent exclusivement au transitoire
observable sur écran tout en développant la spécificité
informatique du dispositif. Il n'y a plus alors de simulation du dispositif
vidéo par le dispositif informatique. Ces démarchent se manifestent
le plus souvent dans des présentations publiques, alors que la littérature
programmée de la génération précédente
repose sur la nécessité de la relecture et ne prend toute sa
mesure qu'en lecture intime, dans un dispositif à lecture privée.
Par ce caractère public, ces nouvelles approches, bien que bourrées
de programmation et de logiciels, évacuent la question de la vie diachronique
de l'œuvre et le problème de l'adaptation qui en découle.
Elles s'inscrivent alors dans l'optique de la performance ou de l'installation.
Elles ne peuvent en effet limiter les comportements sémiotiques au
seul transitoire observable à l'exclusion de toute autre partie du
dispositif qu'en annulant les phénomènes liés à
une lecture privée, par exemple l'interactivité de représentation
ou la double lecture. Ces tentatives, qui utilisent l'ordinateur comme outil
de production et organe génératif, inventent de nouveaux dispositifs
littéraires électroniques, souvent inspirés d'autres
dispositifs (concert, installation d'art électronique). L'ordinateur
y joue un rôle d'instrument, rôle qu'on ne peut pas lui faire
tenir dans le dispositif à lecture privée à cause des
problèmes d'adaptation posés par celui-ci. C'est encore les
questions de la lecture et de la sémiotique du texte que posent ces
approches.
Une première approche de cette nature est celle des VJs qui opèrent,
comme dans les dispositifs de vidéo live, sur plusieurs ordinateurs.
On peut citer les trois jeunes auteurs américains Borkowski/Long/Miller
ou Michael And et son fils, tous présents à la récente
manifestation e-poetry 2003 organisée à Morgantown au printemps.
Les démarches des VJs s'inscrivent dans une écriture de flux
dont Jean-Pierre Balpe a montré toute l'importance théorique
dans les commentaires qu'il a faits de ses récentes œuvres qui
organisent une communication entre un générateur de texte, un
générateur de musique et un générateur vidéo
au sein d'une installation multimédia. On ne peut plus, dans un tel
système, raisonner en termes classiques d'association de média.
Il convient de l'aborder d'un point de vue théorique et pragmatique
en considérant les flux de données entre processus programmés
à visée générative.
Une autre approche, très prometteuse, est celle de l'interpoésie
de Wilton Azevedo. Elle repose également sur une prise en compte des
flux, mais selon une optique précise intersémiotique. Cet auteur
et chercheur de Sao Paulo prône depuis 1998 un développement
de l'intersigne très différent du supersigne qu'Abraham Moles
décelait dans les œuvres de poésie concrète et visuelle.
Azevedo part du constat que l'auteur, aujourd'hui, manipule des flux de signes
mouvants entre différents systèmes sémiotiques et que
son rôle consiste à domestiquer les possibilités esthétiques
ainsi ouvertes dans cet entre-deux. Il est symptomatique qu'il considère
cette profonde évolution sémiotique comme une nouvelle "
aire de lecture ". Voici ce qu'il déclare dans son " manifeste
digital " de 1998 :
" surge uma poesia que coloca o público como agente principal
na criação e intervenção, na maneira de ler e
de se obter novos signos a todo instante. Assim nasceu a Interpoesia, um exercício
intersígnico que deixa evidente o significado de trânsito sígnico
das mídias digitais, desencadeando o que se pode denominar de uma nova
era da leitura ".
traduction anglaise par W. Azevedo : "There appears a poetry which involves
the public as the principal agent in the creation and interaction process,
in the manner of reading and of processing new signs at each moment. Thus
was interpoetry born, an intersign exercise which makes clear the significance
of the sign trafic of digital media, bringing about what could be called a
new era of reading"
En tant que " commando de la langue ", la poésie prend ici
sa véritable fonction qui consiste à confronter l'homme à
ses relations au langage quel qu'il soit, mais sous le joug d'un niveau sémantique
linguistique. On sait qu'au niveau psychologique, les données linguistiques
ne sont pas traitées de la même façon que les données
visuelles, et donc, dès lors que la langue est utilisée comme
texte, tout rapport à un signe autre est réévalué
sous l'éclairage de cette langue. C'est par exemple la fonction d'ancrage
introduite par Barthes dans l'analyse de l'image publicitaire et que les sémioticiens
de l'image utilisent abondamment. L'interpoésie et, au-delà
l'intersémiotique, semble ainsi apparaître comme un défi
sémiotique certes complexe mais parfaitement justifié et en
parfaite adéquation avec les nouvelles propositions sémiotiques
permises par le calcul et la manipulation temps réel, au sein du programme,
des codes sémiotiques observables à la lecture. Il s'agit d'une
voie assez voisine de celle de la génération balpienne mais
qui ne s'appuie pas du tout sur les mêmes types d'algorithmes. En fait,
l'interpoésie utilise les mêmes classes d'algorithmes que la
poésie dynamique. Là où la poésie dynamique utilise
le temps comme agent syntaxique à l'intérieur du système
linguistique, tout comme l'oralité, l'interpoésie utilise le
temps comme agent syntaxique dans une sémiotique généralisée
qui ne saurait se réduire à une juxtaposition de systèmes
sémiotiques classiques comme elle peut l'être dans le livre illustré.
1.
3. 2 Les possibles d'Internet.
La seconde
raison de la récente modification du champ de la littérature
électronique réside dans le développement rapide d'Internet.
Il a joué un rôle de levier à plusieurs niveaux. Il a
résolu tout d'abord la question éditoriale. Elle s'est tout
bonnement évanouie, les sites d'auteurs et les revues en ligne proliférant.
Internet a également favorisé les échanges entre auteurs
et/ou chercheurs à travers les listes de discussion. Ces listes ont
joué un rôle moteur dans l'émulation au sein du champ.
La liste principale en France est e-criture. Elle a été créée
par Eric Sérandour en 1999 et est aujourd'hui modérée
par le jeune auteur b-l-u-e-s-c-r-e-e-n.
Internet est également un dispositif qui autorise le développement
de pratiques sémiotiques non liées à la programmation.
Ces pratiques reposent sur la contextualisation psychologique de la navigation
par les attentes posées en fonction des parcours de lecture précédents.
C'est ainsi, pour ne citer que deux exemples, que Patrick Burgaud, en 1999,
dans The House of small langage, utilise la propriété de "
temporalité Möbius du Web " : le lecteur parcourt l'œuvre
puis en sort sans s'en rendre compte. Il ne s'aperçoit que tardivement
qu'il a changé de site. La lecture qu'il a faite de cet autre site
était alors totalement différente de celle travaillée
par ses concepteurs puisqu'il l'a lu comme composante de l'œuvre. Il
est alors amené à réévaluer la lecture qu'il a
faite de cet autre site. À ce moment, ce qui apparaissait au lecteur
comme " intérieur " à l'œuvre, lui apparaît
maintenant comme " extérieur ". Cette prise de conscience
est analogue à celle que l'on obtient lorsqu'en parcourant du doigt
" l'intérieur " d'un ruban de Möbius, on s'aperçoit
qu'on repasse à l'extérieur d'un point précédemment
parcouru. D'où le nom de " temporalité Möbius "
qu'on peut donner à cette propriété psychologique de
réorganisation temporelle de la lecture dans un hypertexte ouvert comme
le Web. C'est un phénomène très proche de la double lecture.
Un tel procédé, qui joue de la confusion entre texte et co-texte
de l'œuvre au sein du dispositif hypertextuel, a également été
utilisé dans le second épisode, créé en 2000,
de la cyberfiction la plus connue en France, Non Roman de Lucie de Boutiny.
2
Le retour de la poésie programmée.
2.
1 La génération b-l-u-e-s-c-r-e-e-n
L'Internet donne également lieu à de nouvelles expérimentations,
non fondées sur ses possibilités hypertextuelles mais sur des
échanges auteur/lecteur. Ces écritures participatives sont ainsi
très différentes des écritures collectives qui ont été
menées au milieu des années 80. Les rôles d'auteur et
de lecteur ne sont jamais inversés. Il ne s'agit pas ici de réécrire
en permanence " un grand tout " à plusieurs, ni de réorganiser
un organe collectif comme dans le générateur poïetique
créée au milieu des années 90 par olivier Auber. Les
lecteurs participent à l'œuvre en lui apportant des matériaux
et en se constituant en collectivité active autour de l'œuvre.
On peut citer dans cette voie le mail roman rien n'est sans dire réalisé
par Jean-Pierre Balpe en 2001 à partir de règles construites
sur des échanges de courriers entre les lecteurs et l'auteur. Les lecteurs
ne devenaient que co-auteurs indirects de certains matériaux narratifs
du roman en cours d'élaboration au moment même de leur lecture.
Tous les lecteurs ne recevaient pas la même version du roman dont les
pages étaient générées selon des règles
de cohérence strictes.
Mais le plus souvent, ces démarches sont l'œuvre de jeunes auteurs
nés avec l'âge mûr de l'informatique et qui maîtrisent
parfaitement toutes les techniques de programmation du média internet.
Parmi les auteurs français les plus prometteurs, on peut citer le marseillais
b-l-u-e-s-c-r-e-e-n, webmaster du site b-l-u-e-s-c-r-e-e-n.net. Son cimetière
des données disparues démontre qu'une telle écriture
participative peut produire une esthétique pertinente. Ici également,
c'est la lecture qui est visée. b-l-u-e-s-c-r-e-e-n présente
son site comme un " Site expérimental tentant de désorienter
l'internaute dans ses habitudes d'utilisation " .
Un auteur marseillais, Xavier Leton, utilise les flux de données lecteurs,
gérés de façon dynamique, dans des programmes qui mixent
de façon générative des données vidéos.
Le lecteur, au cours de sa navigation, participe ainsi aux règles de
génération. Cette participation, fondée sur le temps,
est assez voisine de celle mise en place dans le poème à-lecture-unique
: que le lecteur agisse ou non, l'œuvre se déploiera selon une
certaine cohérence. Mais, contrairement au poème à-lecture-unique,
l'œuvre ainsi programmée utilise une esthétique de surface
de la boucle et de l'hypertexte plus que de l'animation. Le site confettis.org
qui en résulte constitue un dispositif textuel saisissant qui pose
d'une façon actuelle la question du montage multimédia.
2.
2 Montage " horizontal " et sémiotique temporelle.
a)
Flux et interpoésie.
La question de la nature de ce montage est actuellement au cœur du traitement
de tout transitoire observable dans une littérature numérique.
Comme le démontrent les nouvelles manipulations mentionnées
ci-dessus, on ne peut plus traiter les médias, même traditionnels,
sur le mode de la superposition et de l'apposition. Le traitement des flux
et la mise en place de techniques d'écriture spécifiquement
interpoétiques nécessitent d'aborder cette question de façon
frontale.
Le développement des techniques d'écritures en génération
adaptative m'a amené, depuis 2000, à tenter de trouver une description
théorique et une méthodologie de programmation adaptées
à ce problème. En effet, la génération adaptative
que je vise actuellement à réaliser intègre le principe
même de la requête dès l'écriture du produit. Autrement
dit, elle met la mesure et la méta-logique associée dont j'ai
parlé tout à l'heure au centre des modalités d'écriture,
tout en évitant de recourir à une référence quelconque,
fût-elle celle de la machine de création. Elle intègre
l'influence des acteurs techniques comme contexte d'écriture et non
seulement de monstration, prenant ainsi parfaitement acte de la nature spécifique
du dispositif jusqu'au cœur des projets esthétiques. Le développement
de ces techniques m'a amené à développer une algorithmique
particulière, dit " montage horizontal ", fondée sur
l'informatique temps réel, et à proposer l'ébauche d'un
premier modèle descriptif présenté au printemps dernier
à Morgantown lors de la manifestation e-poetry 2003. Dans cette description,
la notion de montage subsiste bien qu'elle ne porte plus sur des médias
mais sur des processus, observables ou non à la lecture. La distinction
entre les différents types d'algorithmes mise à profit pour
la première fois par Pedro Barbosa est ici utilisée de façon
systématique.
La méta-logique dans ce modèle doit s'appuyer sur un comportement
sémiotique particulier du transitoire observable. Les expérimentations
réalisées depuis 3 ans en collaboration avec le Laboratoire
de Musique Informatique de Marseille, depuis longtemps intéressé
par la synesthésie et l'intersens, tendent à montrer qu'un tel
modèle semble tout à fait apte à gérer l'intersigne
dans l'œuvre, à condition d'appuyer cette méta-logique
sur une sémiotique temporelle. Ce laboratoire a récemment développé
une modélisation de la réception musicale sous forme d'unités
sémiotiques temporelles et travaille à une extension de ces
concepts au domaine multimédia. Aussi, un programme de recherche est
progressivement mis en place, regroupant plusieurs équipes du laboratoire
paragraphe dont je fais partie, le laboratoire de psychologie cognitive "
actions finalisées " de Paris 8, l'IRCAM, le MIM et le laboratoire
de Wilton Azevedo de l'université Mackenzie pour développer
et valider une modélisation et un outil d'écriture de montage
horizontal. Je pense qu'un tel outil pourrait être capable de générer
des objets a-médias, dotés d'un comportement sémiotique
temporel spécifique qui ne s'instancifierait dans un média particulier
qu'au moment de la génération de surface du transitoire observable.
Un tel objet obéirait aux principes de l'interpoésie. Une musique
pourrait ainsi " sortir " d'une image dans une continuité
sémiotique (effet déjà observé au MIM), une image
se poursuivre en texte… La notion de " poursuite " ici employée
ne recouvre pas celle de transformation. Il ne s'agit pas de transformer un
média en un autre, mais de réaliser une dynamique temporelle
unique qui serait matérialisée, à un moment donné
par un média particulier. Les verbes " sortir " et "
poursuivre " employés ici décrivent de façon métaphorique
les nouveaux états perceptifs ainsi réalisables. Bien évidemment,
la sémiotique temporelle commune à ces objets ne constitue qu'un
niveau sémiotique parmi d'autres dans le transitoire observable, qui
doit demeurer fort dans une perspective interpoétique, mais qui ne
remplace pas les niveaux sémiotiques spécifiques à chaque
média. En fait, elle sert de " liant " lorsque la perception
de la nature du média est ambiguë. Par ailleurs, les sémiotiques
classiques sont psychologiquement réinterprétées par
le lecteur dans le cadre de cette sémiotique. On a ainsi pu constater
que la superposition d'une figure temporelle à un texte était
perçue comme une application sur ce texte d'un procédé
combinatoire non algorithmique, donc très différent de ceux
réalisés à l'Oulipo.
b)
L'animation syntaxique comme interpoésie.
Au regard
de ces découvertes, on peut réinterpréter l'animation
syntaxique des années 80-90 comme une première articulation
entre une sémiotique temporelle simple et une sémiotique linguistique,
comme une première forme intersémiotique. Les effets de liaison
et " d'entre deux " causés par cette sémiotique temporelle
sont marquants. Elle rend " acceptable et compréhensible "
les phases syntaxiques irréalisables à l'écrit mais présentes
dans l'animation, par exemple lorsqu'un mot est en train de se transformer
en un autre ou lorsque la catégorie grammaticale d'un terme est en
train de se modifier du fait de l'animation. La sémiotique temporelle
s'appuie sur un média continu, alors que la sémiotique linguistique
repose sur un média seuillé : un mot est un mot et non un autre,
un substantif est soit sujet, soit complément mais ne peut pas appartenir
à une catégorie qui serait située entre sujet et complément.
Hjelmslev l'a parfaitement bien formulé lorsqu'il définit le
signe comme une " forme ", concrétion particulière
d'une " matière " qui, elle est continue mais inaccessible
à la langue. Cette matière n'est perceptible que lorsqu'on compare
les langues entre elles. L'effet de liant interpoétique consiste à
utiliser La continuité temporelle de la sémiotique temporelle
comme figure rhétorique. Elle extrapole la catégorie linguistique
initiale par continuité dans les situations linguistiquement indécidables.
C'est le lecteur qui décide, en fonction de ses attentes, du moment
à partir duquel sa lecture bascule à nouveau dans une sémiotique
linguistique. Le résultat obtenu, autrement dit le texte lu, peut donc
être différent pour chaque lecteur. Ce mode de fonctionnement
qui utilise deux sémiotiques est tellement différent de la lecture
d'un texte écrit, que les premiers lecteurs avaient du mal à
la pratiquer et ne basculaient jamais sur le mode linguistique. C'est ainsi
que certains ont pu dire " j'ai tout vu mais je n'ai rien lu.
2.
3 Le regroupement Transitoire Observable.
On le
voit, la poésie programmée est encore et toujours au cœur
des nouvelles propositions que permet de fournir une littérature axée
sur le dispositif toujours aussi riche et dynamique. Nous n'avons pas eu le
temps d'évoquer toutes les approches qu'elle suscite. Il aurait fallu
présenter, par exemple, la programmation influencée par les
modèles physiques comme le fait Antoine Schmitt, nous dévoilant
que les notions d'image et de média ne sont finalement qu'une question
de perception. Son oeuvre repose sur une utilisation sémiotique très
particulière des flux de données qu'il a baptisée "
esthétique de la cause ". Elle " asservit " le lecteur
au transitoire observable dans l'expérience esthétique de la
lecture.
Il aurait également fallu présenter les démarches appuyées
sur des techniques mathématiques complexes comme la programmation neuronale
utilisée par Michel Brett ou les automates cellulaires dont s'inspire
Alexandre Gherban. Ce dernier joue de l'interaction entre un langage naturel
et un autre artificiel, posant, ici encore, l'acte de lecture au centre du
système sémiotique en renvoyant le lecteur à son propre
comportement face à sa langue et à celle d'autrui.
La poésie, on le voit, déborde maintenant très largement
le domaine initial de l'utilisation de la langue naturelle. Toutes ces approches
établissent un continuum à la surface de nos écrans entre
une sémiotique strictement textuelle, dans le sens le plus classique
qui soit, et des sémiotiques qui ne relèvent d'aucune catégorie
connue et qui prennent leur source dans les entrailles de la machine. Les
auteurs et artistes de Transitoire Observable ont pris acte de tout cela et
se proposent de l'explorer.
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