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Poésie
numérique :
la littérature dépasse-t-elle le texte ?
Philippe Bootz
colloque e-formes,
St Etienne, 2005
1 La poésie numérique au basculement d’une trajectoire.
1. 1 Du texte au signe
D’un art littéraire, la poésie est devenue au cours du
XX° siècle un art sémiotique général. Cette
évolution n’est pas incompatible avec sa nature si on considère,
comme l’affirme Jerome Mc Gann, qu’elle consiste à «
prendre son activité textuelle comme objet de base », rejoignant
en cela la fonction poétique que Jakobson énonce à propos
de toute communication. C’est précisément l’universalité
sémiotique de cette fonction qui a permis à la poésie
d’investir de plus en plus intensément le côté matériel
du signe. Ce que les divers mouvements d’avant-garde prennent pour objet,
ce n’est plus, en général, le tissage de signes qu’est
le texte mais le signe en tant qu’unité, ce signe fût-il
un texte. La remarque de Franz Mon « J’en suis venu à considérer
qu’un seul mot, placé sur une feuille blanche, constitue déjà
un poème, et qu’y ajouter un deuxième mot précis
représente déjà un processus poétique extrêmement
délicat » me semble tout à fait caractéristique
de ce déplacement du texte au signe qu’opère la poésie
contemporaine, même si, in fine, elle en revient au texte : les constellations
de Franz Mon et des poètes concrets sont bien des textes. Cette focalisation
sur le signe peut être vue comme une perte, perte des richesses du texte
linguistique - mais celui-ci reste travaillé par la narration et les
formes plus traditionnelles de poésie - ou comme un gain : elle oriente
la poésie sur le monde sémiotique général et lui
donne un nouveau dynamisme. Les formes mises en place par les mouvances concrètes,
visuelles et sonores utilisent des systèmes pluricodes dans lesquels
des sémiotiques différentes s’entrecroisent. Elles insistent
notamment sur la matérialité de ces signes, c’est-à-dire,
dans la définition tétradique du signe prônée par
Jean-Marie Klinkenberg , sur le « stimulus » du signe, assignant
à celui-ci un véritable statut sémiotique. Cette prise
en compte effective de la matérialité du signe, étrangère
à l’approche linguistique, conduit naturellement à la
prise en compte du dispositif de monstration au sein même de l’activité
poétique. Celle-ci se manifeste effectivement dans la poésie
sonore qui intègre depuis ses origines en 1953 la dimension technique.
En cela, les poèmes sonores sont déjà des technotextes
au sens où l’entend Katherine Hayles , c’est-à-dire
des textes qui se penchent sur leurs conditions techniques d’existence.
1. 2 L’impact du médium informatique
1. 2. 1 Un signe dual.
L’utilisation du médium informatique produit deux déplacements
sur cette trajectoire liés, pour le premier, à la calculabilité,
et pour le second à certaines propriétés du medium informatique
lui-même. La calculabilité transforme le signe traditionnel.
Même si, dans la sémiotique classique, le signe est un construit
et non un donné, celui-ci, une fois établi, n’est plus
qu’interprétable. L’informatique introduit des signes programmatiques
capables de mettre en œuvre un processus lui-même créateur
de signes. Le signe est donc en quelque sorte dual, il possède deux
versants qui ne sont pas équivalents. Ils le sont d’autant moins
que l’un, le texte-auteur, qu’on peut grosso-modo identifier au
programme dans une œuvre programmée, est tout entier situé
dans la sphère de l’auteur et que l’autre, le texte-à-voir,
qu’on peut identifier à la face du signe traditionnellement perçue
par le lecteur, est tout entier situé dans le domaine du lecteur. Cet
éclatement du signe traditionnel, c’est-à-dire uniquement
composé de médias, dans deux espaces distincts et étanches
n’est pas tant lié aux méthodes de création qu’à
la labilité technique des outils de monstration. L’éclatement
n’est pourtant pas total car ces deux faces du signe sont liées
par un processus d’exécution. Autrement dit, le texte-auteur
possède un caractère performatif sans lequel le texte-à-voir
ne saurait exister. Ces deux signes, bien qu’agissant d’un point
de vue sémiotique dans deux espaces distincts, sont indissociables
l’un de l’autre, tant d’un point de vue technique que d’un
point de vue sémiotique. Ce sont les deux faces du signe programmatique.
1. 2. 2 Approche axée sur le texte-à-voir
Si on privilégie le seul texte-à-voir, l’identifiant momentanément
à l’œuvre, alors on peut considérer comme le fait
Katherine Hayles que celui-ci constitue un « technotexte ». La
calculabilité, utilisée dans les générateurs ou
les animations, et la structure hypertextuelle sont autant de caractéristiques
du texte-auteur qui affleurent dans le texte-à-voir et sont indicées
par les réactions du programme aux actions du lecteur ou par la reconnaissance
d’un modèle de comportement clairement algorithmique dans les
médias du texte-à-voir. Philadelpho Menezes a le premier, en
1994 , perçu l’impact sémiotique de la calculabilité
sur le texte-à-voir. Il parle à son propos d’intersigne
et considère l’entité que je dénomme texte-à-voir
comme « une circulation entre signes de différents codes »
. Une telle circulation s’observe également dans les animations
syntaxiques telles que celles développées par L.A.I.R.E. dès
les années 80. Comme son nom l’indique, l’animation syntaxique
n’anime pas les mots mais la syntaxe elle-même, le mouvement de
mots n’étant qu’un des moyens possibles pour réaliser
la transformation temporelle de cette syntaxe. Elle constitue un cas particulier
de système intersigne en créant une circulation entre une syntaxe
temporelle provenant de l’oral et une syntaxe spatiale provenant de
l’écrit. L’animation syntaxique montre clairement que l’intersigne
n’est pas réductible au pluri-média puisqu’elle
n’utilise qu’un seul média, le texte linguistique, pris
dans deux systèmes linguistiques distincts : celui de l’écrit
et celui de l’oral.
1. 2. 3 La lecture comme principe génératif
. On peut également considérer que les animations syntaxiques
détruisent le média texte en semblant le préserver. Plus
exactement, elles détruisent toutes les articulations inférieures
au niveau global du texte : les graphies de mots ne sont plus des mots car
leur statut linguistique fluctue dans le temps ou l’espace et peut même
dépendre de la stratégie de lecture comme dans À bribes
abattues ou Retournement . On peut, de la sorte, construire des textes combinatoires
sans utiliser aucun algorithme, uniquement en jouant sur les basculements
possibles de la lecture entre ces deux modes. Dans ces textes la signification
construite dépend du processus physique de lecture. Ainsi, l’imbrication
des choix de lecture dans la définition sémiotique du texte
invite à dépasser les approches du technotexte et de l’intermédia
et à considérer que le texte ne peut être abordé
autrement qu’en termes de points de vue de lecture. Le texte ne constitue
plus une entité stable, il est relatif à un point de vue. Ce
principe est amplifié dans le poème « à lecture
unique » passage . Il s’agit d’une forme spécifique
qui n’utilise ni l’aléatoire ni la combinatoire et qu’il
est pourtant impossible de relire. Ce poème, bien que publié
sur cédérom, est insensible à l’arrêt de
la machine, de sorte que le lecteur poursuit inexorablement la même
lecture, d’exécution en exécution, jusqu’à
une phase répétitive générée à partir
des informations qu’il a précédemment rentrées.
Il convient alors de distinguer la lecture proprement dite, activité
purement sémiotique, de la lacture, activité technico-sémiotique
qui consiste tout à la fois à activer le programme et à
démarrer une session de lecture. Dans le « poème à
lecture unique », les lactures successives poursuivent la même
lecture. Le poème se moule alors au lecteur de sorte qu’il devient
difficile, voire impossible, pour deux lecteurs coprésents lors d’une
lacture, voyant donc le même texte-à-voir, de lire la même
chose. Pour l’un, le texte-à-voir contiendra des réminiscences
intertextuelles de fragments antérieurs qui échapperont à
l’autre. Par ailleurs, le poème est conçu pour se développer
sur une durée beaucoup plus longue que celle durant laquelle le public
accorde habituellement de l’attention à un poème animé.
Le lecteur se trouve ainsi incité à stopper la lecture et à
la reprendre ultérieurement. Ne pouvant relire ce qui a déjà
été lu, le lecteur n’a jamais l’ensemble du texte
sous les yeux et une bonne partie de la signification qu’il construit
repose sur le souvenir des fragments antérieurs.
1. 2. 4 La lecture manipulée.
L’informatique permet également de manipuler l’activité
de lecture depuis l’intérieur des produits de l’œuvre
(programme, texte-à-voir) qui deviennent ainsi les instruments de cette
manipulation, une interface et non plus des produits finis. Ils instrumentalisent
en effet la manipulation du lecteur par l’auteur, de sorte que l’activité
de lecture doit alors être considérée comme un signe interne
à l’œuvre et non plus comme une activité externe
s’appliquant sur une œuvre. L’œuvre transforme alors
la lecture en performance. Deux cas de figure peuvent se produire. Soit le
lecteur est informé des modalités de cette manipulation depuis
l’intérieur du texte-à-voir, soit les indices de cette
manipulation, ou du moins de sa signification, ne sont pas dévoilés
dans le texte-à-voir. Dans le premier cas, on pourra considérer
que l’œuvre est « jouable » au sens où l’entend
Jean-Louis Boissier . Dans le second cas, elle ne sera pas jouable bien qu’impliquant
l’action aussi fortement. Ce second cas constitue l’esthétique
de la frustration qu’explore nombre de productions du collectif Transitoire
Observable . La conception de la « lecture manipulée »
semble contredire celle de la lecture générative présentée
ci-dessus. Elles sont en fait complémentaires et leur complémentarité
oblige simplement à scinder l’activité traditionnelle
de lecture en deux composantes distinctes. L’une, que je continue de
nommer lecture, s’attache plus spécifiquement aux aspects traditionnels
de la lecture : aspects affectifs et noématiques, alors que l’autre,
dénommée méta-lecture, s’attache principalement
aux aspects cognitifs et intellectuellement esthétiques. Ces 4 aspects
sont en faits présents dans les deux types d’activité,
mais avec une pertinence et une efficacité variable selon les situations,
ce qui oblige à les distinguer. Ainsi, la lecture consiste en l’interprétation
(affective, cognitive, esthétique), du texte-à-voir et s’avère
parfois insuffisante pour découvrir la totalité des aspects
esthétiques et cognitifs présents dans l’oeuvre. La méta-lecture
consiste en l’analyse des comportements du lecteur et de l’exécution.
Elle nécessite de connaître des informations sur le programme
généralement données par l’auteur dans des notes
explicatives et non directement dans le texte-à-voir. Elle donne donc
un accès plus précis aux caractéristiques esthétiques
programmés et à l’intentionnalité de la manipulation
(aspect cognitif). En revanche, elle ne s’intéresse pas au contenu
du texte-à-voir et ne saurait se substituer à la lecture. Inversement,
la lecture, engageant le lecteur dans son action et son affecte, l’empêche
de maintenir en permanence le recul nécessaire à l’observation
des processus et interactions en jeu que constitue la méta-lecture.
1. 2. 5 Impact sémiotique du medium informatique.
Par ailleurs, le texte-à-voir n’est pas, comme on aurait tendance
trop souvent à le croire, le simple résultat logique de l’exécution
des algorithmes contenus dans le texte-auteur. Le processus d’exécution
utilise également d’autres sources comme le code du système
d’exploitation et les divers paramétrages techniques de la machine,
de sorte que le résultat perceptible de l’exécution d’un
programme quel qu’il soit, résultat que je nommerai transitoire
observable car il n’est que l’état transitoire et observable
d’un processus en cours d’exécution, varie, ne serait-ce
que dans ses aspects esthétiques, d’un environnement informatique
à l’autre et d’une époque à une autre. Le
texte-à-voir est totalement virtuel et inconnaissable par l’auteur,
il n’est pas potentiel dans le programme ni dans le texte-auteur même
si de nombreux aspects de celui-ci peuvent effectivement s’y trouver.
La durée de vie synchronique d’une œuvre, c’est-à-dire
la durée pendant laquelle un lecteur peut espérer observer sur
sa machine le même phénomène esthétique que celui
observé par l’auteur sur la sienne, est réduit à
quelques années. La face du signe observable par le lecteur possède
ainsi une vie propre que ne possède pas le programme qui, lui, est
immuable. La prise en compte de ces particularités propres au médium
informatique amène à développer des œuvres dans
laquelle l’interactivité se joue toute entière dans l’écriture
du programme considéré comme porteur par procuration d’une
intentionnalité non technologique de l’auteur. Dans cette interactivité,
le programme ne s’adresse plus au lecteur mais à l’auteur.
Elle se manifeste à l’exécution par un dialogue entre
le programme et la machine sur laquelle il tourne qui repose sur des mesures
non perceptibles par le lecteur. Plusieurs approches du collectif Transitoire
Observable vont dans ce sens, que ce soit mon approche de la génération
adaptative ou la prise en compte effective par Xavier Leton dans un et un
et pas de deux des possibilités de monstration différentes selon
le navigateur. Dans tous les cas, cette approche revient à asservir
la logique même du programme de l’œuvre à des méta-règles
esthétiques, l’asservissement étant réalisé
par des contraintes technologiques et non par le lecteur. Il y a pourtant
là un nouveau champ d’exploration pour la poésie que le
collectif Transitoire Observable dénomme « les formes programmées
». La question posée est la suivante : quelles formes esthétiques
nouvelles peut-on construire qui véhiculent un double projet esthétique
; inscription d’une intentionnalité esthétique au sein
de la technologie et construction au sein du transitoire observable d’un
projet esthétique qui s’en déduit mais n’en est
pas la reproduction. Dans les formes programmées, le projet esthétique
concerne l’ensemble du dispositif : le programme, l’exécution
et le transitoire observable. Il n’est pas réductible au seul
texte-à-voir. En ce sens, la forme programmée n’est plus
un poème inscrit sous forme numérique mais une expression de
la poétique du dispositif. C’est pourquoi elle présente
plus de points communs avec certaines propositions de l’art numérique
qu’avec une poésie de l’écran. Ajoutons à
cela des propriétés comme l’interactivité et la
fragmentation, voire la dispersion des fragments sur le Web comme le fait
Jean-Pierre Balpe dans la disparition du général Proust , ou
encore l’utilisation esthétique du syndrome d’Elpenor,
c’est-à-dire la désorientation de localisation qui accompagne
la navigation , comme le fait Patrick-Henri Burgaud dans The house of the
small languages et il devient évident que la question du signe esthétique
ou poétique ne peut plus être traitée sans la prise en
compte des fonctions qu’il suscite, principalement celles de la lecture
et de l’écriture : la poésie numérique devient
une littérature du dispositif, elle prend en compte l’ensemble
de la situation de communication qui s’instaure, à travers l’œuvre,
entre l’auteur et le lecteur ou entre lecteurs différents.
2 La prise en compte de signes procéduraux ou inlisibles à
travers quelques exemples.
2. 1 La double lecture et ses conséquences.
L’interactivité permet à l’auteur de construire
de nouvelles figures de rhétorique. La plus ancienne repose sur le
phénomène psychologique de la « double lecture ».
L’interactivité, parce qu’elle est relative au sujet et
non au programme, comporte une dimension de représentation qui projette
par des signes iconiques l’activité de lecture au sein même
des signes lus . Le mouvement du curseur de la souris est l’un de ces
signes. Le signe ici n’est pas le curseur lui-même, indice de
la dimension interactive, mais son mouvement qui est bien un processus iconique
au mouvement de la main. Il s’agit là d’un signe programmatique
: il est programmé (pas par l’auteur)et son volet observable
est un processus physique. Dès lors, le texte-à-voir possède
une forte composante réflexive, le lecteur étant invité
à « lire sa propre lecture », à lui donner un sens
en relation avec les autres signes du texte-à-voir. Ce phénomène,
dénommé « double lecture », met en cohérence
l’activité de lecture et le transitoire observable. Elle n’est
donc pas du même ordre que la méta-lecture, la double lecture
fait partie intégrante de la lecture même si elle peut parfois
gêner la perception du texte-à-voir, gêne que Voies de
faits de Jean-Marie Dutey exploite. La double lecture est utilisée
dans de très nombreuses stratégies d’écriture des
années 80 qui visent à réorganiser la conception que
se fait le lecteur du dispositif de communication par l’oeuvre. La réorganisation
opère grâce à une conséquence possible de la double
lecture : l’inversion interfacique. Celle-ci consiste à considérer
que le message est contenu dans l’interface et non dans ce qui avait
été initialement considéré comme le texte-à-voir.
Une œuvre de 1993 de Jean-Marie Dutey, Interface is message , développe
cette affirmation en jouant sur une représentation de l’interactivité
à la première et à la seconde personne. Cette personnification
de l’interactivité est aujourd’hui reprise dans des sites
commerciaux . L’inversion interfacique n’annule pas la lecture
que le lecteur a précédemment faite de ce texte-à-voir,
elle la complète en introduisant des niveaux de création de
sens liés au dispositif lui-même et non plus aux médias,
niveaux que le lecteur avait initialement évincés dans la séparation
qu’il avait opérée sur le transitoire observable entre
interface et texte-à-voir. Jean-Marie Dutey le montre dès 1992,
soit un an avant l’avènement du cédérom culturel,
dans son œuvre Les mots et les images . Dans l’inversion interfacique,
le texte-à-voir est considéré comme « interface
» nécessaire au fonctionnement de l’interface car une interface
ne peut fonctionner sans contenu à interfacer. L’inversion interfacique
constitue une figure de rhétorique dont le degré perçu
est le texte-à-voir et le degré conçu est l’inversion
qu’opère le lecteur entre texte et interface. Elle opère,
comme toute figure de rhétorique, en trois temps . Le premier est la
construction d’une cohérence textuelle à la lecture du
texte-à-voir, une isotopie. Le second temps consiste en la découverte
d’une incohérence lors de la navigation. Le niveau révélateur
ainsi mis en œuvre est celui du contexte des fragments, l’allotopie
porte sur la cohérence fonctionnelle : le texte-à-voir n’est
plus correctement interfacé. Le troisième temps consiste à
construire un degré conçu. Dans ce cas particulier, celui-ci
porte sur la séparation entre texte-à-voir et interface qu’opère
la lecture sur le transitoire observable. Autrement dit, le niveau révélateur
est celui, procédural, de la formation même du transitoire observable.
La rhétorique, ici, ne porte pas sur un signe formé de médias
mais sur un signe formé de processus. Le niveau porteur est celui du
résultat obtenu en niant le caractère procédural (les
signes n’y sont pas des processus mais des médias), le niveau
formateur est le niveau procédural (les signes y sont des processus
autant que des médias). Notons que, comme dans toute figure de rhétorique,
c’est le lecteur qui porte la responsabilité du sens. Il peut
très bien décréter que le logiciel est buggé ou
l’œuvre ratée et passer à côté de la
figure. L’inversion interfacique revient à attribuer une signification
au programme en tant que programme générateur, doté de
niveaux de signification propres indépendants de ceux du texte-à-voir.
2. 2 Les générateurs automatiques de textes.
Les générateurs automatiques développés par Jean-Pierre
Balpe depuis les années 80 se distinguent des générateurs
combinatoires oulipiens. Ils utilisent des algorithmes qui ne combinent pas
des paradigmes dans des syntagmes mais qui construisent des textes à
partir d’un dictionnaire et d’une grammaire qui se développe
sur une approche pragmatique du domaine sémantique exploré par
le texte. Il est même possible de recréer le style d’un
auteur. La relation très forte que le texte-auteur entretient avec
le texte-à-voir a conduit Jean-Pierre Balpe à énoncer
une théorie du méta-auteur dans laquelle le caractère
performatif du programme met l’auteur à distance du texte-à-voir
généré considéré comme l’œuvre
par Jean-Pierre Balpe. À cette posture d’éloignement de
l’auteur à « son œuvre » répond la posture
d’éloignement du lecteur au texte-à-voir, puisque ce dernier
ne se présente que sous la forme de fragments non liés, ce qui
l’oblige à réorganiser sa lecture. Le générateur
automatique va donc plus loin que les animations dans la prise en compte du
dispositif de communication comme dispositif littéraire. Cette réorganisation
de la lecture repose encore sur la double lecture. La figure de rhétorique
est de même nature que l’inversion interfacique. Elle revient
à doter le programme d’un niveau de signification propre indépendant
du texte généré. Elle opère également sur
le niveau porteur du texte généré, l’isotopie consistant
en la cohérence spatio-temporelle du fragment généré.
Le niveau révélateur est ici celui de la narration, de la mise
en cohérence des fragments. L’allotopie est l’incohérence
spatio-temporelle persistante entre les fragments. Le niveau révélateur
est également le niveau procédural, c’est-à-dire
la prise en compte du dénominateur commun entre les fragments qui est
le générateur. Ce niveau est indicé dans le transitoire
observable par la persistance de l’interface extrêmement simple
puisque qu’elle ne comporte parfois que deux boutons : « générer
» et « quitter ». Le lecteur peut, dès lors, chercher
les indices du modèle génératif dans les fragments suivants
(répétitions, fautes, combinaisons...) mais il faut avoir une
très grande habitude du générateur pour les détecter.
2. 3 L’esthétique de la frustration.
Le terme « esthétique de la frustration » a été
forgé en 1993 lors de la présentation publique de la première
maquette programmée de passage. C’est Jean Clément qui
avait relevé le caractère frustrant de cette poésie qu’on
ne peut relire. Pourtant, le terme recouvre aujourd’hui une esthétique
qui verra le jour en 1997 avec Stances à Hélène . L’esthétique
de la frustration consiste à attribuer, dans le projet d’écriture,
une valeur sémiotique à l’activité et aux réactions
du lecteur. Autrement dit, à considérer que l’activité
de lecture elle-même, dans son aspect béhavioriste, fait partie
du texte. La signification de ce signe ne peut être détectée
lors de la lecture du texte-à-voir contrairement aux indices qui conduisent
à la double lecture. Le lecteur, dans sa lecture, n’est pas destinataire
de ce signe. En ce sens, ce signe est inlisible : il est géré
par le programme mais ne possède pas de face visible dans le transitoire
observable, il ne peut être perçu que par une méta-lecture.
On peut comparer la situation à ce qui se passe dans les installations
multimédias. Les spectateurs sont amenés à faire des
gestes ou prendre des positions qui les transforment parfois, à leur
insu, en danseurs, ce que peuvent constater les autres spectateurs. Pourtant,
cette situation n’est pas perçue par celui qui la vit, qui lit,
mais par celui qui regrade avec un regard extérieur. Dans l’esthétique
de la frustration, le lecteur est manipulé par le programme. Il peut
s’en suivre une frustration s’il aborde le poème avec un
comportement inadapté et des modalités de lecture classiques,
cherchant une cohérence à la fois globale, locale et constante.
Il n’y a pas de frustration lorsqu’il accepte de voir le sens
lui échapper en partie, ce qu’il remplace par une activité
créative ou un rapport ludique avec l’interface. Par exemple,
dans Florence Ray de Patrick Burgaud, le lecteur reproduit dans sa navigation
l’égarement, l’enfermement, la fermeture du destin qui
mène à la prison, l’incohérence, le vide, la lassitude,
le désespoir de Florence Ray. Les blocages et le manque de repère
l’invitent constamment à quitter le poème. Ce qui compte
ici n’est pas tant de lire l’œuvre, bien qu’elle «
se donne » vraiment à lire, mais à expérimenter
quelques pas de ce parcours dans lequel le personnage de Florence l’accompagne
bien que toute à son absence amoureuse. Même l’action de
quitter le programme avant la fin, le suicide poétique, fait signe
dans l’œuvre. De façon générale, l’échec
de lecture est impossible dans l’esthétique de la frustration,
tout comme l’absence de lecture : toute attitude du lecteur est signe
dans l’œuvre et fait sens. Le rapport iconique entre l’attitude
du lecteur et des rapports vécus possibles au sujet finalement traité
dans l’œuvre permettent d’utiliser le dispositif poétique,
notamment dans ses aspects fonctionnels, comme traitement métaphorique
de ce sujet. Parfois, la métaphore est à peine perceptible au
niveau des médias, c’est la cas dans Stances à Hélène,
voire totalement absente de ces médias comme dans Le Nouveau prépare
l’Ancien . On ne peut alors la percevoir qu’au niveau des processus
à l’œuvre produits par les signes programmatiques. Elle
est souvent énoncée dans un paratexte situé hors du transitoire
observable.
2. 4 Le générateur adaptatif.
Le programme peut développer encore d’autres niveaux inlisibles
destinés à une méta-lecture et non une lecture. Un générateur
adaptatif adapte la nature et le comportement des médias de façon
à préserver, malgré la variabilité des contextes
d’exécution, une logique esthétique supérieure
que je nomme méta-règle. Ainsi, pour préserver certaines
caractéristiques perçues, il est amené à transformer
les caractéristiques perceptibles du transitoire observable. J’ai
créé le premier générateur adaptatif en 1993.
C’est grâce à lui que les anciennes œuvres d’alire
sont encore lisibles aujourd’hui. Pour fonctionner, un générateur
adaptatif réalise des mesures en cours d’exécution. Il
est conçu pour que son action esthétique ne se voie pas. Elle
n’est donc pas accessible au lecteur. Tout au plus est-elle indicée
dans les variations esthétiques que le programme connaît dans
des environnements techniques différents. Mais il est bien difficile
alors de déterminer, sans connaître le programme, ce qui est
du ressort de l’adaptation de ce qui est l’expression du changement
de contexte technique. On ne saurait donc réduire le programme à
un simple générateur de contenu ou d’effet. Ainsi, passage2
utilise-t-il plusieurs types de méta-règles qui, toutes, essayent
de préserver une logique de la cohérence temporelle indépendante
de la vitesse du processeur. Un générateur adaptatif, tout comme
un générateur automatique, ne peut plus s’appréhender
à partir de la seule analyse des médias du transitoire observable
et ne possède plus de réalité synchronique ou diachronique.
Ces écritures participent alors de « l’expanded writing
» décrite par Wilton Azevedo : « This writing is characterized
by its "spilling", the non fixation of a sound typology, verbal
and imaging no more bound », écriture qui limite singulièrement
le pouvoir de préhension de la lecture sur l’œuvre : nul
ne peut jamais affirmer « avoir lu » l’œuvre.
3 Conclusion.
Le transitoire observable reste le point d’ancrage dans le monde du
lecteur - sans lui rien n’existe -. Il présente un intérêt
certain, et nombre de démarches développent des productions
qui ne sont pensées qu’en termes spatio-temporels calculés
et modélisés. Pourtant ces quelques exemples, qui sont loin
de prendre en compte toutes les spécificités du médium
informatique, nous invitent à repenser le texte dans un un espace qui
prend en compte toutes les dimensions de la situation de communication créée
par l’œuvre.
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