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A propos de « Bulbus-Muscari »
d’Alexandre Gherban, 2007

http://www.sitec.fr/users/akenatondocks/DOCKS-datas_f/collect_f/auteurs_f/G_f/GHERBAN_f/ROBOTLET_F/APICIUS.html


Point de vue

Je propose de considérer cette œuvre numérique du seul point de vue du lecteur c’est-à-dire de qui l’aborde sans rien connaître des dispositifs techniques intervenant dans sa production.
Pour en parler, je suis contraint de la dévoyer puisque je dois effectuer des arrêts dans des flux d’évènements et quitter l’écran pour des impressions papier.

Il s’girait de noter ici des réactions de lecteur-amateur dans le but de distinguer quelques traits caractéristiques de cette production numérique pour écran considérée comme œuvre poétique.

Une machine de poésie

« fragment d’Apicius : la leçon d’amour », annonce l’auteur est une « machine de poésie », qui explore poétiquement un extrait d’une recette de cuisine :

« cuit à l’eau pour ceux qui cherchent l’huis de l’amour, ou au repas comme pour de justes noces, mais aussi avec des pignons et du suc de roquette et du poivre ».

Nous sommes très explicitement prévenus, une collection de poèmes sera constituée en ne puisant que dans cette réserve d’une vingtaine de mots.

(On peut remarquer que ce fragment de recette est loin d’être purement informatif où figurent des mots tels que huis, amour, noces. De plus les noms Apicius, bulbus, mascari semblent installer un espace qui irait du très ancien latin jusqu’aux langages de programmation contemporains supposés intervenir nécessairement ici.)

Un atelier

Plus que d’une « machine de poésie » j’ai l’impression de pénétrer dans un atelier où fonctionneraient 12 machines portant les étiquettes muscari.1. à muscari.12. chaque étiquette pouvant désigner l’une quelconque des machines.
(A ces 12 étiquettes je ne suis pas sûr que ne correspondent que 12 machines, peut-être beaucoup plus.)

Trait 1. Doute initial et permanent du lecteur, besoin de vérifier mais quoi ?

Les murs de cet atelier, l’écran, sont des cimaises où s’accrochent une collection presque infinie de poèmes apparaissant tantôt comme des tableaux plus ou moins abstraits produits par les machines, tantôt comme des notations chorales invitant à inventer un accompagnement sonore.

A coup de clics répétés sur la souris, je déclenche et entretiens le fonctionnement de chaque machine.

Exemple de périple au travers de l’œuvre, d’une machine à l’autre.

muscari.I.
choix d’un mot initial (ex. « cuit ») /clic/ ce mot associé à 4 « mots » de 2 à 4 lettres du mot initial (ex. « cuit, ut icu citu ittic) /clic sur un bouton /
agitation frénétique de mots illisibles/
blocage sur un poème (4 vers, 2vers, 2 vers) (ex. uc utu citu ictic / tu cit citu / uc uti icit / uc utu citu ictic ictic uttit uc uttut ictic / utcit ictic / uctut uc uc utu citu ictic / ictic citu utu uc)

Le mécanisme de production du poème paraît difficile à repérer, mes vérifications échouent.
Cependant on a manifestement l’impression d’un texte écrit dans une langue étrangère mais qui reste, à cause de consonances familières, fille de la langue maternelle (ici le français). L’acceptation d’un échappement du sens immédiat, d’un parler autrement s’installe

Trait 2. « Devenir étranger dans sa propre langue. »

Gilles Deleuze / Dialogues :« Il s’agit de faire bouger la langue…de parler la langue comme si l’on était un étranger, il s’agit d’être un étranger dans sa propre langue (p73). Il y a donc plusieurs langues dans une langue, en même temps que toutes sortes de flux dans les contenus émis, conjugués, continués... Toute langue est tellement bilingue en elle-même, multilingue en elle-même, qu’on peut bégayer dans sa propre langue (p138, 139) ».
Préoccupation certes propre à toute démarche poétique mais que les automatismes du numérique permettent probablement d’expérimenter plus systématiquement.

Il y a, en effet, une permanente ambiance langagière. Et d’abord le langage de programmation, tout inconnu qu’il est, est sous-entendu : un incessant murmure inaudible. Car un programme est toujours là, sous le poème, invisible, illisible mais actif. Il est de l’autre côté, symétrique du poème par rapport à l’écran. Au dos du texte. Il n’y a pas, comme avec le livre, un couple [auteur-lecteur] mais un trio [auteur-programme-lecteur], d’où une considérable diminution de la distance auteur/lecteur. Tous deux sont placés d’un même côté par rapport au programme et l’œuvre n’existe que si le lecteur le décide.

Trait 3. Diminution de la distance lecteur/auteur.

muscari. II. et X.
Mécanisme voisin du précédent. Mais la géométrie des poèmes joue ici un rôle manifeste: tantôt les mots sont placés verticalement par ordre de tailles croissantes puis décroissantes, tantôt ils sont disposés en deux colonnes verticales dessinant un couloir sur l’écran.
(ex.
ceux ec ecuxe eccexec ecuxe eccecec ecuxe ecxecec ecuxe uccux ec ecuecu ec repasre arpas re eras re resare esa re ser re arre epre sare esare rapere eperre arpas maisamasaasimasmasamsasmimasissaimisaamisissasassismisamimmi
Ces textes, noyés dans l’écran noir, y sont imprimés en blanc et l’on est donc en présence de ce qui ressemble à une radiographie (dont ce qui est imprimé ici serait le négatif).
Radiographie, gastronomie (la recette est toujours présente) provoquent des métaphores visuelles : couloir vertical évoquant un boyau intestinal ou un moreau de trachée, formes arrondies évoquant un gonflement d’estomac.

On peut remarquer en passant que des mots de la langue française (aux accents près) tels que ecu, rape, amis, assis, misa, mi, sa viennent s’intercaler comme pour fournir du sens à leurs voisins.

Trait 4. Métaphores visuelles.

Trait 5. Destruction/contagion du sens.

muscari XII.
Ici sont convoqués tous les mots de la recette pour être cassés. Puis les fragments sont collés dans l’ordre gauche/droite. Les deux dernières lettres d’un mot peuvent ainsi être soudées aux trois premières du suivant, mais des milieux de mots ou toute autre cassure sont aussi utilisés, à condition de respecter l’ordre interne des phrases et l’ordre global du texte. Puis les collages se poursuivent, les nouveaux mots s’allongent jusqu’à ce que tous les mots soient joints pour n’en former plus qu’un seul, agglomérat de tous les autres.
Une lecture de chaque étape, d’abord impossible, le devient de plus en plus au fur et à mesure que les mots s’allongent. Les mots sont des denrées coupés sans précaution en rondelles mais soigneusement disposés en ordre sur la table-écran attendant de constituer, finalement, une longue barre alimentaire. Peu à peu le texte initial est non pas restitué mais redevenu lisible.

Trait 6. Mots camouflés, lecture retardée.

Il faut revenir sur un évènement répétitif en liaison directe avec la question du temps : chaque clic de la souris déclenche en effet une précipitation de mots et de phrases beaucoup trop rapide pour que la moindre lecture soit possible. Jusqu’à ce qu’un texte-image s’installe.
Cette bousculade visuelle correspond à celle, sonore, qui accompagne le basculement du miroir d’un appareil photographique réflex. Il y a ce premier temps qui sépare l’action de l’indexe et la production de l’image. Autrement dit, bien que disposant d’un appareil numérique exposant aussitôt le résultat, on récupère la jouissance du déclenchement. Mais avec la certitude frustrante de ne jamais pouvoir refaire la même image.
On garde quelques instants en mémoire certaines configurations qu’on est déçu de ne pouvoir retrouver.
Le doigt déclenche bien quelque chose. On ne vise pas mais on appuie. Un poème-paysage apparaît qui n’existait pas et disparaît bientôt sans laisser de trace.
Puis en changeant de « muscari », on réarme l’appareil. Clic, image.
C’est le second temps, plus ou moins long selon l’humeur du lecteur. Zapping-rage / patience-appropriation : le corps est concerné.
Clic. Clic. Clic après clic… Parfois un geste = un mot = un poème. Il n’y a pas de distance, le corps est aplati dans l’écran. Il n’y a plus de temps autre que le présent le plus instantané de celui qui mitraille à bout portant. Violence, fuite.

Trait 7. Déclic photographique / clic informatique : temps déclenché. Temps d’une précipitation, temps d’une lecture, temps d’une appropriation ou d’une fuite.

muscari IV.

ct l’eau pur cx q chrchnt l’hs d’ l’mur, u rpas
cmm pur d jsts ncs, ms ss vc ds pgnns t d sc d
rqett t d pivr.

Chaque poème est l’éclaté d’un élément de la machine.
Petit Robert : « Eclaté : Techn. Représentation graphique d’un objet complexe (machine, moteur, ouvrage d’art), qui en montre les éléments ordinairement invisibles par séparations de ces éléments représentés en perspective. »
Toutes les pièces sont montrées, ces pièces qui d’habitude sont cachées par le capot (= le texte initial, la recette), celles qui, en secret, font fonctionner un texte virtuel.
Ou bien : toutes les pièces sont là, au lecteur patient et bricoleur de remonter le texte. En l’absence de modèle.

Trait 8. Poème comme éclaté d’un texte virtuel.

muscari II.

in isi pisi ogningip on gigoin ino igopin isi pisi ogninognin oppip in ippig ognininnis ognin issog inin isi pisi ogninognin pisi isi in ip osi posi ispiggo sig gisoos ini ogigip osi posi ispigispig igsop ip ognos ispigongog ispig inson ipip osi posi ispigispig posi osi ip ip ono pisi isnogpo son poniop opo inipip ono pisi isnogisnog ispog ip ipnis isnogingon isnog ispos ipip ono pisi isnogisnog pisi ono ip

L’étroite ressemblance entre les textes fournis à chaque pression sur le bouton laisse penser qu’il s’agit de trois vues d’un même texte. Ici il est possible d’apercevoir un autre texte, un texte invisible, un texte qu’on ne peut pas lire.
On peut aussi penser au cubisme analytique qui explique qu’un visage à trois nez est un visage trois fois vu. « Igsop » est, d’un autre point de vue, « ispog », de même pour « ognin » et « ingon », « ipnin » et inip » e.t.c.
La machine fournit une collection d’actualisations d’un même poème virtuel.
Ou bien : le poème bouge, tourne sur lui-même. Un même poème est vu texte à texte comme on dit image par image.

Trait 9. Poème en mouvement. Poésie (comme art) cinétique.

A noter encore que les « ip », « os », « og », « sig », « isi »…reviennent comme les notes d’une partition. Mais aussi les échos des sons en « o », les modulations, les retours rythmiques, les variations évoquent les improvisations du jazz sur un thème inconnu du lecteur tout près de devenir auditeur. On peut se demander si une lecture à haute voix ne pourrait être fournie au lecteur qui en exprimerait le besoin.
(Cf. mon essai de lecture « Gherban12357 », fichier wav.)

Trait 10. Le poème comme projet sonore.


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En présence de quel genre d’œuvre est-on ? Que ressent-on dès qu’on laisse les machines produire leurs collections de poèmes ? Peut-être sont-elles des projecteurs de diapos mais très spéciaux qui projetteraient à bout portant (non sur un mur mais dans un écran) des images d’un même paysage (celui dont parle la recette gastronomique) photographié d’une multitude de points de vue différents et qui serait traversé pour la première fois.
On avance en effet quasi certain d’être le premier à passer par là. Exploration sans guide, sans personne devant, dans l’immédiateté de la découverte : chaque poème-aperçu ne semble renvoyer à aucune expérience vécue et l’impossibilité d’imaginer véritablement la suite n’autorise aucune prévision. Ni passé, ni futur, au mieux le souvenir de la vue précédente. On est libre de vivre l’immédiat présent, de jouir de la distance qui sépare deux poèmes, d’ouvrir ces « huis de l’amour ».
Partout des mots mais, plus que des mots, des bruits qui en disent beaucoup plus. Aux aguets l’œil écoute. Désir de poursuivre, d’entreprendre de nouvelles traversées, de parcourir des espaces vierges.

LM février 2008